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trois « principautés souveraines, » Neufchatel encore pour Berthier, Bénévent pour Talleyrand, Ponte-Corvo pour Bernadotte. — Dernier appât, qui, en ce temps de morts violentes et prématurées, n’est pas médiocre : aux ambitions prévoyantes, Napoléon, par-delà les perspectives viagères et bornées, ouvre les perspectives héréditaires et indéfinies. Chacun des titres qu’il confère, celui de prince, duc, comte, baron, et même celui de chevalier est transmissible, en ligne directe, par ordre de primogéniture, de père à fils et parfois d’oncle à neveu, sous certaines conditions, dont la première, très acceptable, est l’institution d’un majorat inaliénable, insaisissable, à savoir tel revenu ou immeubles, actions de la Banque ou rentes sur l’Etat, depuis 3,000 francs pour les simples chevaliers jusqu’à 200,000 francs pour les ducs, c’est-à-dire telle fortune constituée à perpétuité par la libéralité du souverain ou par la prudence du fondateur, et destinée à soutenir la dignité du titre, de mâle en mâle et d’anneaux en anneaux, sur toute la chaîne future des héritiers successifs. Par cette prime suprême, le subtil tentateur a prise sur les hommes qui pensent, non-seulement à eux-mêmes, mais encore à leur famille : désormais ils travailleront, comme lui, dix-huit heures par jour, ils iront au feu, ils se diront, en défaillant sur leur bureau ou en affrontant les balles, que leur prééminence leur survivra dans leur postérité : « A tout le moins, mon fils héritera de moi, et même il grandira par ma mort. »

Ainsi employées, toutes les attractions qui peuvent vaincre l’inertie naturelle de la matière humaine opèrent ensemble et de concert ; sauf la conscience solitaire et le besoin d’indépendance personnelle, il n’y a plus un seul ressort interne qui ne soit tendu à l’extrême ; et, par delà cette extrémité, une circonstance unique ajoute encore aux ambitions un dernier surcroît d’énergie, d’impulsion et d’élan. — Tous ces hommes qui sont parvenus ou qui parviennent sont contemporains : ensemble et sur la même ligne, ils sont partis de la même condition, moyenne ou basse ; chacun d’eux aperçoit au-dessus de lui, et sur le gradin supérieur, d’anciens camarades ; il se dit qu’il les vaut, il souffre de ne pas être à leur niveau, il s’efforce et se risque pour y monter. Mais, si haut qu’il monte, il voit, encore plus haut, des occupans, jadis ses égaux ; par suite, aucun rang obtenu par eux ne lui semble au-dessus de son mérite, et aucun rang obtenu par lui ne suffit à ses prétentions. « Voyez Masséna, disait Napoléon[1] quelques jours avant Wagram ; il a acquis assez de gloire et d’honneurs ; il n’est

  1. Mathieu Dumas, Mémoires, III, 363.