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pas content, il veut être prince, comme Murat et Bernadotte : il se fera tuer demain pour être prince. » — Au-dessus de ces princes qui n’ont que le grade, le titre et l’argent, sont les grands-ducs et vice-rois régnans, comme Murat, grand-duc de Berg, et Eugène, vice-roi d’Italie. Au-dessus d’Eugène et de Murat, sont les rois vassaux, Louis, Joseph, Jérôme, puis Murat lui-même, parmi eux, dans un meilleur poste, Bernadette, seul souverain indépendant ; tous plus ou moins jalousés par les maréchaux, tous plus ou moins rivaux les uns des autres, l’inférieur aspirant au trône du supérieur, Murat inconsolable d’être nommé à Naples, non en Espagne, et de n’avoir que cinq millions de sujets au lieu de treize. Du bas au sommet de la hiérarchie et jusqu’aux plus hauts sièges, y compris les trônes, les gradins se superposent régulièrement en file continue, en sorte que chaque marche conduit à la suivante et que rien n’empêche le premier venu, s’il a de la chance, si ses jambes sont bonnes, s’il ne tombe pas en route, de gravir, en vingt ou trente ans, tout l’escalier, depuis la première marche jusqu’à la dernière. « On disait alors communément dans l’armée : il a passé roi à Naples, en Hollande, en Espagne, en Suède, comme autrefois, on disait du même homme : il a passé sergent dans telle compagnie. » — Voilà bien l’impression totale et finale qui surnage dans les imaginations ; c’est en ce sens que le peuple interprète le nouveau régime, et Napoléon s’applique à confirmer l’interprétation populaire. A cet effet, le premier des duchés qu’il institue est pour le maréchal, délivre ; c’est « à dessein, » dit-il lui-même[1], parce que « ce maréchal avait été simple soldat, et que tout le monde à Paris l’avait connu sergent aux gardes-françaises. » — Sur cet exemple et sur tant d’autres exemples non moins éclatans, il n’est point d’ambition qui ne s’exalte, parfois jusqu’au délire. « En ce temps-là, dit Stendhal, qui a compris la maîtresse pensée du règne, un garçon pharmacien, parmi ses drogues et bocaux dans une arrière-boutique, se disait, en pilant et en filtrant, que, s’il faisait quelque grande découverte, il serait fait comte avec 50,000 livres de rente. » En ce temps-là, le commis surnuméraire qui, de sa belle écriture moulée, inscrit des noms sur des parchemins, peut se figurer qu’un jour son propre nom viendra remplir un brevet de sénateur ou de ministre. En ce temps-là, le jeune caporal qui reçoit ses premiers galons entend d’avance, en imagination, les roulemens de tambour, les sonneries de trompette, les salves d’artillerie qui le proclameront maréchal de l’Empire.

  1. Napoléon. Mémoires.