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Tandis que je considérais cette page vraiment surprenante, il me vint à l’esprit que chacun de nous porte dans sa tête une image en raccourci des pays qu’il connaît le mieux, ou qu’il s’imagine connaître. Nous n’avons pas besoin de médium pour évoquer la figure complète de l’Espagne ou de l’Angleterre. Il n’en est pas de même de certaines contrées, moins favorisées ou moins connues, telles que la péninsule des Balkans. Je défie l’imagination la plus hardie de la résumer, à grands coups de brosse, dans une fresque napoléonienne. Nous en voyons assez bien les contours extérieurs : — la Dalmatie, ce fragment d’Italie étranglé entre la mer et la montagne ; — La Grèce, avec son élégance nerveuse, un peu sèche, mais sa charpente admirable, baignant ses caps dans la lumière orientale et gardant jusque dans sa vieillesse la beauté des lignes qui résiste aux ravages du temps ; — La Chersonèse de Thrace, cette main aux doigts noueux, ouverts et tendus vers l’Anatolie ; — Constantinople enfin, ses cyprès et ses mosquées, ses gradins de maisons éblouissantes, ses ruelles sordides, le fourmillement des rues populeuses et le silence des grands jardins, la double marge de collines vertes et de palais qui réfléchissent leur image dans le Bosphore. Il semble qu’on la connaisse sans l’avoir vue, cette fille tardive de la Grèce reconquise par l’Asie, blanche et débraillée dans son vieux corset de murailles byzantines : figure ambiguë et charmante qui allume, depuis cinq siècles, les convoitises des soldats et des diplomates. Mais, au milieu même de la péninsule, il y a un grand trou noir que nous ne savons comment combler. Tel un astre mal refroidi, dont les trois quarts seraient à l’état de nébuleuse. En Thessalie et en Épire, nous nous sentons encore sur le terrain solide du baccalauréat. Au nord du lac d’Ochride, notre érudition perd pied jusqu’au Danube. Nous n’apercevons qu’un vide énorme que nous remplissons au hasard de montagnes hirsutes, de marais infinis et de peuples inquiets, dont la distraction favorite est de lancer des pétards sous les pieds de l’Europe. Nous ne respirons un peu qu’à Bucharest.

C’est une grave question entre les docteurs de savoir si cette incohérence tient à l’infirmité de notre esprit ou à la nature des choses ; si la presqu’île des Balkans est vouée pour toujours aux conflits des hommes et des élémens, ou si elle doit un jour rassembler ses membres épars et sortir radieuse du chaos. Sur ce point, la lecture des traités offre des lumières insuffisantes. La péninsule étalée devant un congrès n’est plus qu’un cadavre sur la table de dissection. Les hommes de l’art peuvent la découper à l’aise sans y surprendre le mystère de la vie. J’aimerais au contraire la montrer vivante et déchiffrer son avenir dans ses traits.