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mettre des brins d’olivier dans notre couronne de joncs. Le laurier est une plante stérile, qui donne la fièvre. Il en pousse beaucoup à Sparte, dans le lit desséché de l’Eurotas. Je n’envie pas la gloire de ces mauvais petits torrens grecs. Je ne demande qu’à couler tranquillement parmi des peuples paisibles et je ne veux plus entendre le bruit du canon. »

Cependant le dieu Danube possède encore un temple dans ces parages ; non pas un de ces petits temples pour rire, faits de main d’homme, et dont on a dit que le dieu crèverait le toit de sa tête, si par hasard il venait à se lever : mais un palais vaste et superbe, taillé par la nature elle-même à la-mesure de l’habitant. Le fleuve peut y entrer tout entier ; il y tient à l’aise, en long et en large. Cette demeure vraiment royale, ce lit creusé pour un fleuve géant, c’est le célèbre défilé de Kasan, non loin des Portes-de-Fer. Combien cette architecture titanesque écrase la nôtre ! Avec quelle insouciance elle manie les blocs énormes, et pose Pélion sur Ossa ! Quelles colonnes égaleront jamais ces piliers de granit, plantés au hasard contre toutes les lois de notre équilibre, et dont les correspondances offrent l’image de la plus divine harmonie ? Quels bas-reliefs, quelles nervures audacieuses et savantes vaudront ces grands plis du roc, tombant aussi mollement qu’une draperie, cependant assez durs pour braver l’usure des siècles ? Les amateurs d’architecture polychrome trouveront-ils mieux que les touffes de verdure, tantôt sombre et tantôt claire, semées à profusion sur ces grandes murailles, véritable sourire de la montagne, avec le ciel bleu pour coupole, et pour parure la fresque mouvante que les nuages y tracent incessamment ? Quel adepte de l’école du plein air, mêlant sur sa palette les rougeurs fugitives de l’aurore et la brume impalpable d’une matinée d’automne, saisira au vol ces vapeurs gris-perle qui enveloppent le roc pesant pour le soulever dans l’éther ? Fixer ce prisme à feu changeant, n’est-ce pas déjà le détruire ?

Le dieu lui-même, je veux dire le fleuve, joue le principal rôle dans cette incomparable mise en scène. Avant de pénétrer dans son propre temple, il fait un peu de toilette. Les premiers frottemens du granit, en resserrant son cours, le lavent de toutes les souillures. Il ressemble, sauf son respect, à un vieil acteur, lorsque celui-ci, redressant sa haute taille au moment d’entrer en scène, jette sur ses épaules un manteau royal, secoue le poids des vices, écarte de son front les rides impures, marche et agit en roi : pour une heure ou deux, il est vraiment roi. Aussi majestueux s’avance le Danube, quand ses eaux vertes et profondes, ralenties dans leur marche, pressées entre des parois à pic de 500 ou 600