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ombreux. Il y a, comme en Berry ou en Vendée, des combes étroites, feuillues, d’une douceur mélancolique. On n’y entend que le murmure des sources et les appels des petits bergers en guenilles qui gardent leurs porcs, en taillant une branche de coudrier. Bien souvent, je me suis arrêté sous ces couverts de chênes trapus, à l’heure où le soleil couchant dore de ses longues flèches les tapis de verdure et allume des lueurs rouges sur les mousses des vieux arbres. Là, on se sent envahir par le lent oubli des choses du dehors. Il me semblait à chaque instant qu’une Fadette allait surgir dans ces horizons bornés et frais. Mais les petites pastoures aux cheveux incultes, à la chemise trouée, aux regards de bêtes effarouchées, ne se prêtaient point au roman champêtre.

La solitude n’a tout son prix que lorsqu’elle succède aux grandes dépenses d’activité. Chez nous, la lande finit au bord de la grande route. Les vallons humides et sauvages, où poussent la menthe et la reine des prés, sont enveloppés partout de la grande rumeur des champs, des travaux et des fermes. Fadette et le beau Landry peuvent s’y égarer un instant ; mais ils retournent bien vite à la moisson, parmi les groupes qui s’agitent gaîment dans la lumière, à l’étable bien propre toute pleine de bœufs luisans. Leur trouble fugitif ressemble à la « scène au bord du ruisseau, » cet intermède attendri de la symphonie pastorale, entre le tableau large et sain d’une campagne riante et la solide bourrée villageoise. Mais ici, la lande succède à la lande ; la terre peu peuplée conserve ses horizons frustes ; les cultures mêmes paraissent silencieuses. Il y a du monde un peu partout, dans les champs et dans les bois : presque nulle part une véritable animation. Je n’ai jamais vu travailler les gens en nombre, avec la force et la gaîté d’une tâche vaillamment remplie. Le paysan vit dans une demi-sauvagerie et s’y complaît. Au milieu d’une forêt, on rencontre soudain un champ de blé. Dieu sait pourquoi ; sans doute parce qu’il a plu à quelque original de défricher et d’ensemencer de la terre de bruyère, tandis qu’à deux pas de là, une excellente terre à labour est couverte de chardons. Je sais une auberge en plein bois, loin de tout village, au bord d’un sentier fréquenté seulement par des bûcherons et des chasseurs. L’aubergiste doit à peine récolter quelques sous par jour. Mais il vit tranquille, d’un morceau de fromage et d’un peu d’ail, devant son rideau de verdure.

Avec de pareils goûts, on devient indifférent aux bruits du monde. Rien ne secoue l’assoupissement de l’esprit. Cette complication de ravins boisés, où les habitations ressemblent à des ermitages, c’est la copie réduite, mais exacte de presque tout le centre de la péninsule, depuis le Danube jusqu’au Balkan, depuis les Alpes jusqu’au Pinde. Seulement plus loin, la colline se transforme