Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je me sentais touché d’une grande compassion pour ces existences solitaires. Mais j’avais bien tort, et j’étais dupe de ma littérature. Les habitans ne conçoivent rien de plus doux que ce genre de vie. S’ils sont malheureux, c’est à leur insu : leur mine résignée leur vient de famille ; ils ne s’en aperçoivent pas lorsqu’ils se regardent dans le miroir d’une fontaine. Ils sont tristes sans savoir pourquoi, parce que leurs ancêtres ont beaucoup souffert. Cela est dans le sang. Il y a ainsi des maladies héréditaires dont les possesseurs sont les derniers à constater les ravages et qui ne les empêchent nullement de vaquer à leurs occupations.

J’en ai eu la preuve pendant les belles nuits d’été. Durant les chaleurs, c’est la nuit que les paysans se mettent en route. Dès que la lune se lève, on les voit surgir dans la campagne silencieuse, qu’ils animent du bruit de leurs pas. À distance, ces petites caravanes de fantômes blancs semblent des apparitions fantastiques. Quelques cavaliers, grandis par la lumière nocturne, ont l’air de chefs arabes drapés dans leur burnous. Les fantômes se rapprochent, et, chose extraordinaire, ils causent, ils rient comme des personnes naturelles, qui seraient heureuses de vivre ; mais c’est une conversation sans tumulte et un rire sans éclat. Parfois, sur les talons d’un grand diable décharné, trottine à pas menus la forme d’une femme, à demi courbée sous son fardeau. De temps en temps, son maître lui jette quelques encouragemens laconiques par-dessus l’épaule. Si Orphée avait été Serbe, jamais il ne se fût retourné pour regarder Eurydice, et par conséquent il ne l’aurait pas perdue pour la seconde fois. Il aurait bravement continué son chemin, en laissant sa chère compagne se tirer d’affaire comme elle pouvait. Cependant les troupes se croisent et se saluent à la manière slave : « Que Dieu veille sur vous ! » Recommandation qui n’a rien de banal, à pareille heure et en pareil lieu. Les caravanes s’engloutissent dans l’ombre, les blancheurs s’effacent, le grand silence de minuit retombe sur la campagne. Décidément c’était bien une procession de fantômes.

Il ne faut pas croire cependant que l’incohérence du pays laisse toujours une impression de tristesse. Si l’ensemble est monotone, les détails sont aimables. J’ai gardé le souvenir d’une route assez bien tenue pendant plusieurs kilomètres, et qui tout à coup, sans rime ni raison, se débarrassait de sa robe de pierre pour faire un plongeon dans la rivière : un bout de Morava clair et rapide glissant sur un sable doré. Les chevaux reniflaient avec volupté la fraîcheur de l’onde en entrant dans le gué. Derrière nous, venait une charrette vacillante, toute ; pleine de filles et de garçons, qui poussaient des cris mêlés de rires, et faisaient semblant d’avoir peur