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aveuglante, se reposent et se dilatent sous la caresse de ces ténèbres palpables, à travers lesquelles il distingue vaguement la lueur fauve des croupes, les côtes saillantes, les panses rebondies, les têtes plongées dans l’auge ou tendues vers le râtelier.

L’auberge est pour l’Orient ce qu’elle fut autrefois pour nous ; et même quelque chose de plus : le centre unique de la vie sociale. Vraiment, je n’en vois pas d’autre. Cette enseigne banale est le seul point fixe dans la dispersion générale qui est le caractère du pays. On ne voit point ici de villages groupés comme des troupeaux sous l’aile de leur église. La maison de la prière est reléguée à l’écart, et souvent totalement absente. Le village lui-même s’égrène dans la verdure. Entre les hautes palissades, des ruelles glissantes, impraticables en hiver pour quiconque n’est pas né dans ce bourbier, vous promènent dans un dédale aussi inextricable que celui des montagnes, et semblent instituées à seule fin de décourager les visiteurs. On monte, on descend, on remonte, on s’égare, tandis que les chiens se relaient derrière les haies pour aboyer à vos trousses. Des yeux à la fois méfians et curieux vous regardent passer. L’aspect de ces villages n’est pas hospitalier, bien que l’habitant lui-même, une fois qu’on a franchi sa porte, vous accueille avec cordialité. On sent que ces gens-là aiment à vivre chacun pour soi. L’auberge seule, et Dieu, sont pour tous.

De même aucune trace de château ; point de ces résidences simples et commodes qu’on rencontre dans nos campagnes les plus reculées, objet d’attrait, de fierté ou d’envie pour les paysans qui les brûlent quelquefois en temps de révolution, mais qui les rebâtissent le lendemain sur leurs économies ; — en tout cas, complément indispensable du bien-être national, conservatoires de l’élégance, du goût et des bonnes traditions. Il n’existe rien de pareil en Serbie. C’est à peine si quelques vieux donjons en ruine rappellent çà et là une autre époque et d’autres mœurs. M. Poirier serait content : aucun reste de la féodalité ne souille le sol de ce peuple libre. Mais nous autres Occidentaux, nous sommes si mauvais démocrates que nous cherchons involontairement des yeux « les restes impurs. » On y passe de si bons momens ! Une girouette sur un pignon achève si bien le profil d’un coteau boisé !

Un domestique anglais, qui avait suivi son maître en Serbie, considérant ces chênes dignes du parc d’un lord, et d’ailleurs convaincu qu’il y a des arbres spécialement réservés pour les ébats des grands soigneurs, demandait à chaque instant : « Mais où sont donc les maisons des gentlemen ? » Oui, où sont-elles ? Oui protégera ce beau couvert contre la dent des troupeaux ? Qui chassera les pourceaux de cette herbe sordide et inscrira sur une belle plaque