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l’autre est plus pittoresque. Lequel est préférable, de la demi-civilisation ou de la sauvagerie complète ? Vaut-il mieux trouver des insectes dans son lit ou n’avoir pas de lit du tout ? Vraiment, je suis effrayé des problèmes que soulève une telle comparaison. C’est remettre en question tout le progrès, toute l’influence civilisatrice du meuble de Vienne. Pour moi, mon choix est fait depuis longtemps. Les faiseurs de parallèles affectent une impartialité hypocrite ; mais ils ont toujours une préférence secrète pour César ou pour Alexandre, et donnent un petit coup de pouce à l’un des plateaux de la balance. J’aime mieux avouer tout de suite mon faible pour le vieux Han, avec ses murs non crépis, son aire de terre battue, sa négligence grandiose, et son énorme toit mal joint, dans lequel le vent chante toute la journée. On y vit pêle-mêle avec les animaux, mais je préfère le parfum de l’étable à celui de mes contemporains. Le Han est simple et grand comme la Bible. Il n’a pas changé depuis la naissance du Sauveur. Il ressemble toujours au vieux noël populaire :


Le bœuf dormait, l’âne les réchauffait…
Joseph veillait ;
Sans mèche et sans chandelle, en son simple appareil,
Jésus brillait comme un soleil.


Mais je reconnais volontiers que c’est affaire de goût, et qu’on n’a pas tort, en général, d’établir des cloisons entre les bêtes et les gens. Certainement, un économiste donnerait la préférence à la Mehana. Moi-même, si j’avais l’honneur d’être ministre d’état en Serbie, je serais aux petits soins pour messieurs les hôteliers et je les nommerais dans mes discours les pionniers de la civilisation. Je me réserverais seulement le droit de ne pas dormir chez eux.


III.

Maintenant, nous volons d’un trait sur les cimes, comme cela se passait du temps des Mille et une nuits. Un aimable génie vous versait sur les yeux du jus de pavot, et l’on se réveillait à quelques centaines de lieues de sa chambre à coucher. Donc vous êtes assis au sommet d’une grosse montagne chauve, où pendent par-ci par-là quelques lambeaux de forêts. C’est le suro Rudiste, la croupe la plus élevée des monts Copaonic, sur les limites de la Serbie et du Sandjak de Novi-Bazar. Autour de vous, pas un pouce d’ombre, si ce n’est celle du poteau qui marque le point culminant. Le soleil vous brûle dans l’air trop pur ; mais de temps en temps, une grande brise arrive des extrémités de l’horizon, comme si la nature, n’en pouvant plus, se donnait un coup d’éventail ; et