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porter votre main à vos lèvres et vous constatez avec désespoir qu’elle gratte votre oreille. Ce mal est horrible. J’ai connu un pauvre homme qui on était affligé : il était tombé dans l’humeur la plus sombre et tâchait de se consoler en écrivant des contes dans le goût d’Edgar Poë, quand il pouvait saisir au vol l’usage de son poignet. On le voyait toujours occupé à guetter ses membres épars pour les ramener au bercail. La nuit, il s’éveillait en sursaut, et s’écriait : « Mon Dieu, rendez-moi un centre ! Soumettez mes énergies à une résultante ! Faites que je me meuve selon le parallélogramme de mes forces ! Prenez en compassion un infortuné centrifuge ! »

Le souvenir de ce supplice dantesque me poursuit lorsque j’étudie la structure de la péninsule des Balkans. Elle a consumé des siècles à se chercher un centre et ne l’a jamais rencontré. La merveilleuse position de Constantinople n’a pu réparer ce vice originel. Byzance était à l’abri derrière son labyrinthe de montagnes. Mais la péninsule perdait en consistance ce que la ville impériale gagnait en sécurité. La longévité de l’empire, en-deçà du grand mur d’Anastase, n’eut d’égale que l’instabilité de tout établissement au-delà. Par la fatalité du terrain, Constantinople ne sera jamais la reine paisible d’un état limité. Elle doit être la capitale d’un monde, ou n’être pas.

La péninsule n’a pas été plus heureuse quand elle a essayé de se détacher du Bosphore et de déplacer son axe. Tous les petits états qu’elle a enfantés jadis souffraient de la même maladie que leur mère, et ses fils plus modernes n’en sont pas complètement guéris. Nulle part, au moyen âge, on n’a fait une telle débauche de capitales. Un jour, le centre de la Bulgarie est à Tirnovo ; le lendemain, on le rencontre à cent lieues de là, sur les bords du lac d’Ochride et dans le voisinage de la Thessalie. Les anciens rois serbes usèrent leur vie à poursuivre une assiette territoriale qui se dérobait toujours. Il n’est si méchante bourgade de la vieille Serbie qui ne se vante de posséder leurs os et d’avoir été le pivot de leur politique. À Ipek, à Prizrend, à Uskup, à Novi-Bazar, partout on les suit comme à la trace. Ces continuels voyages devaient être fatigans pour la cour ; ils ne le sont guère moins pour l’historien. Quand il croit atteindre le terme et se cantonner dans des limites bien définies, voilà tout à coup sa dynastie qui lui échappe. Il s’arrache les cheveux, se lance à sa poursuite et ne retrouve le fil de son récit que sur les bords du Danube, dans les châteaux du despote Brankovitch.

De nos jours, les mêmes tâtonnemens recommencent. La Serbie hésite entre trois capitales : Kragoujevatz, Belgrade et Nisch ; elle en convoite peut-être une quatrième, plus voisine de son berceau.