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Chacune a des titres à faire valoir, aucune ne domine toute la contrée. L’une est une agréable ville de province ; la seconde, une vieille forteresse glorieuse ; la troisième, un carrefour de l’Orient. Toutes les trois sont des petits centres qui n’ont presque rien de commun, ni le sol, ni les souvenirs historiques, et qui se suffiraient parfaitement à eux-mêmes s’il survenait une nouvelle dislocation. Les diplomates, à leur tour, sont très embarrassés lorsqu’il s’agit de trouver un moule pour les nouveaux états. L’incohérence de ces constructions hâtives ne leur est pas uniquement imputable. Ils sont forcés de bâtir avec des pièces rapportées. Nulle part, la nature et l’histoire ne leur ont préparé ces matériaux solides sur lesquels les autres peuples ont travaillé. Leurs fouilles les plus consciencieuses ne peuvent découvrir, sous les herbes parasites et sous les ronces, aucun fondement comparable à ces larges assises qui supportent aujourd’hui l’Italie restaurée. Quand ils ont fait la Bulgarie, il y avait de bonnes raisons pour l’étendre jusqu’à la mer Egée, de non moins bonnes pour s’arrêter aux Balkans. Le choix d’une capitale dut leur donner des insomnies. Celui de Sofia, sur un plateau aride, à l’extrémité du territoire, semble un défi au sens commun. Mais, probablement, tout autre choix eût soulevé des objections, car le défaut ne gît pas seulement dans la légèreté des hommes ou dans leurs rivalités mesquines : il est à la racine des choses ; il tient à la conformation du pays.

Faut-il rappeler les contrastes dont la péninsule foisonne et que cette conformation a sinon créés, du moins perpétués ? N’est-il pas frappant que toutes les formes sociales y soient représentées chacune sur le terrain qui lui est le plus favorable, comme on voit au Mexique la flore et la faune varier d’étape en étape et selon l’altitude ? Les montagnes de l’Albanie, d’un accès si pénible, n’étaient-elles pas prédestinées à devenir le dernier refuge, en Europe, de la vie sauvage des clans ? Ces rameaux des Alpes Dinariques, qui enferment et isolent les vallées de la Bosnie, ne sont-ils point à la fois le meilleur des remparts pour une noblesse pauvre, bornée, tyrannique et le plus merveilleux conservatoire de fanatisme ? Cette simple barrière a jeté une division si profonde entre deux peuples de même sang, qu’aujourd’hui encore le cours de la Drina, frontière des Serbes et des Bosniaques, sépare l’extrême démocratie de l’extrême féodalité. On pourrait dire, en changeant un peu le mot de Pascal : plaisant principe qu’une rivière borne. Mais le contraste est peut-être encore plus saisissant lorsqu’on passe de Bosnie ou d’Herzégovine en Dalmatie et qu’à deux pas de ces barbares on voit refleurir, pendant plus de mille ans, la vie active et libre de la cité antique, resserrée entre la montagne et la mer.