Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/149

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de nuit sans le neuvième casse-noisette. Il se décida enfin pour l’avant-dernier. Comme ceux de Trissotin, « ses titres ont toujours quelque chose de rare. » Il écrivit plus tard : les Pensées nocturnes de l’accoucheur Biernessel sur la perte de ses fœtus d’idéal; la Pousse de l’année du bocage philanthropique; les Réjouissances biographiques sous le crâne d’une géante, etc. Qu’est-ce que cette géante? Une statue colossale de l’Europe, dans la tête creuse de laquelle Jean-Paul feint d’installer son pupitre et d’écrire son roman. Celui de la Loge invisible est divisé en cinquante-six secteurs et en extra-feuilles, et les secteurs ont pour titres : Mon apoplexie, Ma botte fourrée. Mon liripipium de glace, Grandes fleurs des aloès de l’amour, etc. Au lieu de chapitres et de livres, le Titan nous présente des cycles et des périodes du jubilé.

En devenant romancier, en faisant jouer un ressort nouveau, le sentiment, Jean-Paul restait fidèle à ses cahiers d’extraits et à toutes ses anciennes habitudes de composition artificielle. Il n’était point sentimental de sa nature, et il se fit sentimental, de même qu’il s’était fait spirituel. Bon diable et bon cœur, comme Schiller le définit, il avait un tempérament froid. Très capable d’amitié et ami excellent, jamais (chose incroyable) il ne fut amoureux. Il était grand, fort, blond, rougeaud, un peu trop porté vers les boissons excitantes, telles que la bière et le café, et, « parce qu’il estoit naturellement phlegmatique, » il cachait dans ses poches profondes deux bouteilles de vin rouge ou blanc, auxquelles, en disciple consciencieux de Rabelais, il demandait volontiers l’inspiration, jusqu’au point de compromettre quelquefois l’équilibre de sa haute stature. A l’époque déclamatoire et sentimentale où il vivait, Jean-Paul, par cette humeur singulière, est vraiment l’unique, der einzige; seul peut-être parmi ses contemporains, il n’a pas maudit la vie avec Werther.

Le sentiment et l’esprit n’ont guère de parenté, ils diffèrent même jusqu’à être contraires et hostiles; ils étaient représentés, dans la bibliothèque de notre humoriste, par deux ordres de cahiers très distincts, et d’abord il réussit mal à en opérer la fusion. Faire succéder aux scènes comiques des scènes attendrissantes, c’était un procédé faible et primitif. Jean-Paul ne devait apprendre que peu à peu, et seulement jusqu’à un certain point, ce mélange intime de l’esprit et du sentiment, cet art exquis de rendre le grotesque aimable et sympathique, dont il n’y a chez Rabelais que l’indication et le germe, où Sterne et Cervantes ont excellé, et qui est le profond et charmant secret de l’humour. Ses effusions sentimentales sont des exercices littéraires souvent ironiques, mais pas toujours, et il est parfois malaisé de savoir s’il veut rire