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Goethe, trop artiste, est par là même un poète inférieur. Fidèle à cette doctrine vraiment nationale, Jean-Paul soutint à son tour que la forme est futile, et que le fond seul, c’est-à-dire les sentimens et la vérité, importe. Il l’affirma même un peu plus qu’il ne pouvait le penser et le croire dans sa recherche affectée d’un style bizarrement façonné pour l’étonnement des simples, et il l’affirma parce que le parti hostile à Goethe le poussa dans cette voie. Herder, vaste génie et artiste impuissant, esprit sombre et jaloux, devenu sourdement l’adversaire de Goethe, dont il avait été le maître et l’ami, s’était enfermé à Weimar dans une solitude chagrine d’où il fulminait contre l’hellénisme, la froideur classique et l’adoration païenne de la forme. Il fit à l’auteur d’Hespérus un accueil enthousiaste, que Jean-Paul raconte ainsi dans une lettre : « Herder ne pouvait se rassasier de m’embrasser. Il loue presque tout dans mes ouvrages, même les Procès groëlandais. Il me disait que, chaque fois qu’il lit l’Hespérus, il est pendant deux jours incapable de tout travail. Il ne cessait pas de me serrer la main. Il m’écrasait sous l’éloge. » Le bon Jean-Paul hésitait à se croire un aussi grand homme ; mais Herder lui prouva que sa poésie riche et débordante était infiniment supérieure aux productions poétiques des autres, de ces écrivains sans âme qui n’ont en vue qu’une belle forme, foyers sans chaleur, fontaines sans eau. Non encore persuadé, l’excellent jeune homme voulait courir se jeter naïvement aux genoux du grand Goethe. On ne put pas l’empêcher d’aller lui rendre ses devoirs ; mais on fit tout pour le prévenir contre lui, et pour que l’entrevue fût glaciale. Goethe, lui dit-on, est froid comme un marbre ; faites-vous de glace comme lui, et surtout n’oubliez pas que vous êtes au moins son égal. Le dieu fut assez froid, en effet ; mais, toujours poli, il invita Jean-Paul à déjeuner. Après déjeuner, il lut à ses convives son poème inédit d’Hermann et Dorothée, et Jean-Paul est assez honnête pour ne pas dire de mal de ce chef-d’œuvre ; mais, sincèrement, que pouvait-il goûter dans un récit « monotone et suivi » (platt), où il n’y a ni « exclamations, » ni « digressions, » ni ingérence impertinente de la personnalité du poète ? Étrange tableau et qui fait rêver : Hermann et Dorothée lu par Goethe à Jean-Paul ! On dirait une promenade dans un musée d’antiques offerte, en guise de distraction et de fête, à quelque chef peau-rouge tatoué, bariolé, coiffé d’un plumage aux mille couleurs d’oiseau de paradis ou de kakatoès.

L’opposition entre Goethe et Jean Paul n’est pas uniquement celle de deux arts, ou, si l’on veut, de l’art même et de son contraire. Elle s’étend à tout, et l’on pourrait retracer la vie, l’esprit, les goûts, le caractère, le talent de l’un et de l’autre sous la forme d’une perpétuelle antithèse. Quel contraste entre leurs deux éducations !