Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Goethe, riche, heureusement né, beau comme un Apollon et brillant de jeunesse, voulait savoir, mais jouir, et goûter aussi bien à l’arbre de la vie qu’à celui de la science. Sa curiosité était tournée d’abord vers le monde réel et son activité toute portée au dehors, soit que, par un gai soleil de janvier, il se lance comme une flèche sur l’eau gelée du Mein, magnifique tableau que nous a peint sa mère, soit que, voulant connaître la guerre par expérience, il accompagne en France l’armée prussienne, soit qu’il parcoure les montagnes de Suisse en géologue, ou qu’il se mêle de politique et d’administration en s’associant, à Weimar, au gouvernement du grand-duc. Le pauvre Jean-Paul, sans distractions extérieures, replié sur lui-même, claquemuré dans ses livres, collé sur son papier, bête d’encre, ne voit le monde qu’à travers ses lectures et son imagination de myope. S’il étudie la botanique, l’astronomie, l’anatomie, c’est pour approvisionner de comparaisons et de figures son bric-à-brac d’écrivain humoriste. Il ignore et méprise l’histoire, science trop positive ; il remplit ses romans d’une géographie et d’une politique imaginaires, inventant des villes inconnues dans des principautés de fantaisie, avec des altesses sérénissimes, des chambellans, des conseillers auliques, venus on ne sait d’où et tombés, comme lui, de la lune. La nature même, et c’est bien là le comble de tous ses paradoxes, ce romantique ne la vit, ne la voulut voir qu’en idée. Il ne visita jamais les montagnes ni la mer, « de peur qu’une trop grande proximité ne gâtât l’image qu’il s’en était faite. » — « J’ai fait bien des descriptions, disait-il, et je mourrai sans avoir vu la Suisse ni l’océan; mais l’océan de l’éternité, il faudra bien que je m’y plonge. » Pour un autre motif encore, Jean-Paul évitait de lever le nez trop au-dessus de son écritoire : il considérait comme temps perdu tout celui qu’il ne passait pas à écrire. Soixante-cinq volumes in-octavo, monument vénérable auquel peu de gens touchent, attestent aujourd’hui cette infatigable ardeur de sa plume. Il ne concevait pas d’autre sphère d’activité que la littérature, il n’a jamais su peindre que l’homme de lettres, et s’il s’occupe de l’éducation des enfans, ce sont des écrivains qu’il s’applique à former.

Quand Goethe met en scène un homme d’action, comme Antonio dans sa tragédie du Tasse, pour l’opposer à un contemplateur, il n’a point l’idée, que personne n’eut jamais, d’en faire une façon de poète : Jean-Paul, dans un de ses romans, oppose avec le même dessein le nommé Wult au nommé Walt ; mais Walt et Wult ne sont encore que deux poètes : l’un, sentimental et rêveur: l’autre, humoriste et spirituel. Rien n’est plus insupportable, dans les fréquentes digressions personnelles auxquelles Jean-Paul se livre conformément au code de l’humour, que ses perpétuelles allusions