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à ses ouvrages et à son métier d’écrivain. La connaissance des hommes et du monde passe, ajuste raison, pour une science tardive, refusée à la jeunesse des auteurs, réservée à leur maturité ; Goethe lui-même ne la posséda pas d’abord, comme l’attestent ses premières productions Jean-Paul, qui ne la posséda jamais, fait de cette ignorance un article de sa Poétique: « Le génie, écrit-il, possède la connaissance des hommes dès sa première fleur… L’expérience ne fournit au poète que les moyens de colorier un caractère préalablement créé et dessiné… L’auteur qui nous est bien connu (c’est lui-même qu’il désigne ainsi) a puisé sa Liane (personnage du Titan) en lui-même. » Cette théorie idéaliste rappelle l’apologue si joliment conté par Arvède Barine, du Français, de l’Anglais et de l’Allemand concourant pour la description du chameau : le Français vole au Jardin d’Acclimatation et l’Anglais s’embarque pour l’Orient, tandis que l’Allemand s’enferme dans son cabinet et tire l’idée du chameau des profondeurs de son âme.

L’imagination des poètes peut être plastique ou musicale ; elle peut être aussi l’un et l’autre, et telle était éminemment celle de Goethe. Jean-Paul n’avait guère que l’imagination musicale ; mais comme, d’autre part, nous avons constaté qu’il n’avait jamais su faire un vers, il importe ici de s’entendre et de bien spécifier de quelle musique il s’agit. « La musique, écrit M. Firmery, perd pour Jean-Paul tout ce qu’elle a de fixe et de précis, et n’est plus qu’une chose absolument vague et éthérée… Il se livrait sur le clavier à des improvisations étranges, où l’oreille ne pouvait saisir aucune mélodie ni aucun rythme… Le son musical le charmait et le touchait indépendamment de tout dessin rythmique ou mélodique ; tous les adagios le faisaient pleurer, tous les maestosos lui paraissaient sublimes ; mais il préférait encore à toute cette musique, à laquelle l’intervention de l’artiste donne toujours quelque chose de trop déterminé, le son de l’harmonica, des cloches ou des harpes éoliennes. » Jean-Paul disait lui-même : « Quand je suis saisi par l’émotion et que je veux l’exprimer, je ne cherche pas des mots. mais des sons. » Ce genre de musique, en poésie, est aujourd’hui fort à la mode. Le succès relatif de l’école décadente, bien qu’il ne soit ni aussi ancien ni aussi triomphant que celui de la préciosité au temps de Molière, n’en est pas moins un phénomène curieux qui a fini par s’imposer à l’attention des critiques, et à force d’en avoir cherché les causes, ils se demandent maintenant, avec une philosophique indulgence, si, après les Parnassiens, qui avaient fait de la poésie un art plastique, les décadens n’auraient pas inventé quelque chose de nouveau : la poésie musicale ? Je supplie les bons Français de n’en pas croire un mot. Les décadens n’eut point introduit la musique dans la poésie, elle existait avant eux ; ils ont