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les relations, les conditions ordinaires de la vie et du monde. par les fantasmagories d’une imagination poétique qui invente tout parce qu’elle ne sait rien. Je ne tiens pas absolument à ce qu’un romancier me donne le chiffre des rentes de ses personnages, le menu de leurs repas, la note de leur blanchisseuse, le compte de leur tailleur, etc.; mais quand je vois paraître ces créatures incorporelles, un don Gaspard, une Linda, un Albano, une Liane, phénomènes inexpliqués, astres errant sans but, sans direction, sans origine connue, générations spontanées du vide, je me sens pris de tendresse pour les statistiques et de vive passion pour les documens humains. Seigneur! d’où sortent ces gens-là? Quel est leur état civil, leur métier, leur budget? De quoi se nourrissent donc ces beaux « lis qui ne travaillent ni ne filent, » et comment sont-ils habillés? Je ne puis me les représenter que vêtus de robes blanches comme le sage Emmanuel, cueillant des simples pour vivre, et chaussés dans des escarpins de nuages.

Le fantastique peut être charmant à sa manière, quand il est un poétique mensonge, comme celui d’Hoffmann ou de Rabelais, et surtout si l’on y sent, comme chez le bon Perrault, une spirituelle ironie. Ce qui rend celui de Jean-Paul si lourd, c’est qu’il n’est, dans son intention, que le naturel merveilleux. Le conteur nous étonne à la façon d’un professeur de physique amusante. Les apparitions, les voix, les miroirs magiques, les forêts enchantées, les statues qui marchent et qui parlent, les ascensions de corps humains dans l’atmosphère, sont de simples tours de passe-passe, pendant que les scènes de ventriloquie et de catalepsie relèvent de la médecine. Ce singulier souci d’une vérité scientifique, dont les explications sont d’ailleurs fort loin d’être claires, satisfaisantes et complètes, montre avec quelle naïveté Jean-Paul prenait ses rêves au sérieux et ne sert qu’à faire plus vivement sentir le néant de toute vérité humaine et morale.

Dans un fond de paysage éclairé par la lune, composé de palais, de tombes, de parcs, de châteaux, d’ermitages, de colonnes ruinées et de tous les bibelots du romantisme, des personnages, des ombres passent, font semblant d’agir et discourent. Voici un échantillon de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent : « Dans ce moment, le vent devint plus fort, et son haleine fit vibrer les cordes de la harpe éolienne suspendue à la croisée d’Albano. L’Ange de candeur et d’innocence se pencha vers lui, les yeux mouillés de larmes, et une voix intérieure lui dit : C’est là qu’il faut lui ouvrir tout ton cœur. Il saisit les mains de Liane, tomba à ses pieds et balbutia : « Liano, je t’aime! — O bon jeune homme! répondit-elle, tu es bien malheureux. Aimes-tu les cadavres ? Ce voile est mon suaire; l’année prochaine, je dormirai dedans... » De même que, dans les