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ces nœuds dangereux, » Jean-Paul voulut savoir si sa fiancée était digne de pratiquer le culte mystique de l’amour universel : il lui montra donc les lettres de ses amies en l’invitant à juger de leur « chaleur. » Elle répondit : « Les lettres témoignent assurément de cœurs chauds... Mais j’adresse une prière à mon Richter; ne me montre plus de lettres de tes amies; aime-les toutes, écris-leur à toutes, sois l’ami brûlant de toutes les âmes féminines, mais... ne m’en parle plus! » Toujours l’égoïsme érotique! Richter, averti à temps, déclara à Caroline qu’il l’aimerait d’un amour éternel et passionné, mais... qu’il ne pouvait être son époux. La pauvre fille resta inconsolable, le monde blâma Jean-Paul, et Herder surtout ne fut pas content.

Enfin, en 1801, Jean-Paul rencontra une petite bourgeoise assez naïve, — ou assez fine pour trouver tout naturel que l’univers entier partageât avec elle le culte qu’elle lui avait voué. Il l’épousa le 27 mai. Ce qui semble indiquer qu’il y avait eu moins de candeur que d’adresse dans la belle abnégation de Mlle Caroline Mayer, c’est qu’elle était devenue Mme Richter depuis plusieurs années, lorsque un jour la patience lui échappa en entendant son mari appeler « sa bien-aimée » une certaine Sophie Paulus, qui lui avait écrit et pour laquelle ses romans étaient, avec la Bible, les plus beaux livres du monde. Ce fut, d’ailleurs, le seul orage qui troubla leur union. Jean-Paul, guéri des Titanides, se reposa de ses expériences orageuses. dans la paix d’une bonne petite existence bourgeoise, estimant désormais « à leur juste valeur ces charbons flamboyans qu’on appelle femmes de génie. » Mais il faut mentionner une navrante aventure, qu’on aimerait mieux passer sous silence si elle n’était pas un sujet de réflexions instructives sur l’étrange mobilité des goûts et des sentimens humains. Ce Jean-Paul, dont les ouvrages sont, pour notre critique, plutôt un sujet de gaîté, inspirait des passions si désordonnées qu’en 1814 une petite fille qui n’avait jamais vu l’auteur et ne le connaissait que par une copie de ses livres, exécutée de sa main et gardée précieusement dans son pupitre comme dans un autel, se noya dans un accès d’amour désespéré pour lui! Elle s’appelait Marie Lux; c’était la fille d’un Allemand mort à Paris Sur l’échafaud on 1793 pour avoir approuvé trop bruyamment l’acte de haute justice de Charlotte Corday ; peut-être y avait-il dans son jeune sang une surabondance de la noble exaltation paternelle.


V.

Les ouvrages de Jean-Paul que nous préférons aujourd’hui ne sont probablement pas ceux que la petite Marie avait copiés. Il divisait lui-même en trois classes les romans en général et les