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La Poétique de Jean-Paul est aussi une rapsodie, naturellement. Il n’y faut chercher aucune grande vue sur le développement de l’art, rien de cet ordre magnifique, de cette puissante unité qui font du Cours d’esthétique de Hegel l’histoire même, de l’esprit humain. On peut ouvrir à une page quelconque les deux volumes de la traduction française, commencer par le milieu ou par la fin, les lire en remontant comme en descendant, cela importe peu; mais on ne les parcourra ni sans plaisir ni sans profit, La pensée de Jean-Paul n’est jamais banale, et presque partout elle excite et féconde celle du lecteur. De même que la théorie de l’amour est la perle de la métaphysique de Schopenhauer, la perle de l’esthétique de Jean-Paul est le chapitre VII, intitulé « De la poésie humoriste. » Tout critique qui voudra parler pertinemment de l’humour et que ne contenteront point les faibles et pauvres lieux-communs en circulation sur ce sujet, devra comprendre à fond ce que Jean-Paul entend par « l’idée anéantissante, » en s’éclairant des hautes et lumineuses pages de Hegel sur « la subjectivité infinie. » Ne nous effarouchons pas de ces grands mots ; ils sont riches de sens et, n’ont de rébarbatif que la forme. La subjectivité infime est tout simplement l’abus du moi succédant à l’antique impersonnalité de l’art, et l’idée anéantissante ne diffère pas essentiellement de cette « gayeté d’esprit, » dont par le Rabelais, « conficte en mespris des choses fortuites, » persuadée que « tous les biens que le ciel couvre et que la terre contient en toutes ses dimensions, hauteur, profondité, longitude et latitude, ne sont dignes d’esmouvoir nos affections et troubler nos sens et esprits.» M. Firmery, qui a consacré à l’étude théorique et directe de l’humour un chapitre de son ouvrage, le distingue aisément de l’esprit, tel que nous l’entendons en France : «L’esprit français est au service de la raison ; sobre et discret, il est un ornement de la parole et un assaisonnement du discours. Il n’est jamais qu’un moyen... L’humour n’a souci que de lui-même. C’est un jeu qui a en lui sa raison d’être... L’humour est au suprême degré libre et désordonné; l’esprit français est, avant tout, un esprit artistique; il est sous la dépendance absolue de la grande loi de l’art, limité, et de la règle qui domine malgré nous toutes les productions de notre littérature, le goût... Dans l’humour, le sel n’est plus le condiment, il est le mets lui-même. » Ces remarques sont justes, utiles et nécessaires, mais elles ne vont pas loin. Il y a au fond de l’humour toute une philosophie, une sorte de nihilisme, mais de nihilisme joyeux, un composé paradoxal de l’optimisme du tempérament et d’un pessimisme intellectuel plus ou moins avancé. Le poète comique ordinaire conçoit un certain idéal de raison et de