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vertu, et c’est même à cette condition qu’il est poète comique ; il ne tient pour fous que les personnages spéciaux voués par lui au ridicule, et il respecte en ce monde beaucoup de choses, à commencer par lui-même et par les spectateurs de sa comédie : l’humoriste ne fait pas cette division superficielle de la folie humaine en un nombre déterminé de catégories spéciales, ni cette distinction orgueilleuse entre la folie citée au tribunal de la satire et la sagesse qui la juge ; il pense, comme Panurge, que toute l’humanité sans exception est atteinte de folie, et il n’a pas l’outrecuidante prétention d’en être exempt lui-même. « Pour lui, écrit Jean-Paul, il n’y a point de sottise individuelle, point de sots, mais seulement de la sottise et un monde sot. » Le petit monde qui s’agite sur le théâtre, le monde non moins microscopique et non moins contemptible qui est assis dans la salle, sa propre personne et l’univers entier, tout est confondu, aux yeux de l’humoriste, dans l’égalité du néant.

Jean-Paul passa bourgeoisement ses dernières années à Bayreuth, sans autres incidens que des joies et des deuils domestiques. Il avait obtenu en 1809 une pension de 1,000 florins avec le titre de conseiller de légation. Il écrivit, vers la fin de sa vie, quelques articles littéraires, remarquables par l’absence de toute critique proprement dite, exclusivement élogieux et fort peu intéressans. Il avait pour la critique une horreur procédant de son respect quasi-religieux pour toute pensée écrite et surtout imprimée. La fonction d’écrivain étant, à ses yeux, la plus haute de toutes, il ne tolérait pas sur le compte de ses frères en littérature la moindre parole blessante ou piquante ; il n’en prononçait jamais pour sa part ; il n’avait d’épigrammes que pour messieurs les critiques, qu’il comparait à toutes sortes d’animaux désagréables, et, par une juste conséquence, il ne pouvait souffrir la plus petite observation sur ses propres ouvrages.

Ses livres, ses cahiers, ses manuscrits, étaient rangés dans son cabinet de travail avec un désordre régulier, image des extravagances systématiques de l’humour. Son péché mignon était la bouteille. Quelquefois on le voyait traverser les rues de Bayreuth, la face rubiconde, la démarche chancelante, et les bonnes gens disaient entre eux : « Voilà encore M. le conseiller Richter qui vient de se griser. » Il mourut en 1825.


PAUL STAFFER.