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faisaient le véritable drame ; si ce soldat, soumis par affection pour sa mère aux caprices despotiques de son père, refusait d’y obéir au nom de la délicatesse et de l’honneur; s’il revendiquait contre l’autorité paternelle le droit de ne relever en de certaines questions que de lui-même et de lui seul, si ce conflit enfin, qui n’est qu’à peine indiqué, formait le vrai nœud de la pièce, ou plutôt toute la pièce, alors, oui, je m’y intéresserais, je sentirais que j’y suis partie, je passerais même au besoin sur ce que le caractère du colonel Guérin a vraiment ici de trop simple, de trop constant, de trop conforme à lui-même.

On a remarqué enfin, et non pas sans raison, que ce modèle d’honneur et de délicatesse le prenait vraiment d’un peu haut avec son aigrefin de père. Car, après tout, il a profité le premier de cet argent qu’il repousse; il doit quelque chose de ce qu’il est à ce notaire; et, pour le renier, je voudrais donc, au lieu de passer son uniforme, qu’il commençât par rendre ses galons. Est-ce qu’encore les intérêts de son amour ne se confondent pas un peu trop avec les commandemens de son devoir? A faire ainsi le généreux, ce militaire assure son bonheur. Donnez d’abord votre démission, colonel, cherchez d’autres moyens de vivre que ceux que vous devez, en somme, à votre père, et alors, mais alors seulement, épousez votre Francine. Ou bien ne l’épousez pas; mais contentez-vous de réparer les torts de votre père; et demeurez auprès de lui, pour l’empêcher au besoin de compromettre encore, dans des manœuvres douteuses, votre nom et le sien. Voilà, je crois, la vérité. Il y a des liens que l’on ne rompt pas; ce sont ceux que la nature a mis entre nous et les nôtres; et quand on pense, comme il peut arriver, avoir le droit de les relâcher, encore sied-il de le faire sans fracas, mais sans prendre surtout des allures de justicier, si l’on fait, comme le colonel Guérin, en même temps que celles de la morale, les affaires aussi de son amour-propre, de son amour, et de ses intérêts.

Empressons-nous seulement d’ajouter que le personnage de Me Guérin, s’il ne représente que lui-même, le représente bien, et que sa physionomie d’usurier de village, doublé d’un tyran domestique, est sans doute l’une des plus complètes et des plus vivantes qu’il y ait dans le théâtre contemporain. On le dirait échappé d’un roman de Balzac, mais plus vrai, toutefois, plus réel, moins inventé que les Grandet ou les Gobseck du grand romancier. Ses machinations sont moins savantes, moins machiavéliques; et il n’en a pas pour cela moins de grandeur en son genre, mais plus de solidité, si je puis ainsi dire. En faut-il plus pour faire vivre et durer une pièce? Oui et non ; et c’est comme on l’entend. Il ne me semble pas que Maître Guérin ait ce qu’il fan! pour durer à la scène, et s’inscrire au répertoire. Mais que le principal personnage en continue longtemps de vivre, et qu’à la lecture,