Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où les Slaves ont en effet peuplé quelques villages. Un homme qui a la jaunisse voit toute la nature en jaune. Pour eux, ils voient slave, et cela répond à tout. Je parle bien entendu des ardens, des prophètes, de l’extrême gauche du parti national ; car en tout pays, les gens raisonnables gardent des mesures et suivent la mode à distance.

À vrai dire, les peuples de la péninsule ont, pour justifier cette frénésie, une excuse qui manque à beaucoup de leurs aînés. Leur histoire a été brusquement engloutie par le cataclysme de la conquête ottomane. Ils sont comme des fils de noble race dont les papiers de famille auraient été brûlés dans un grand incendie. L’imagination se donne alors carrière, et invente les descendances les plus illustres. Au besoin, il se trouve des historiens complaisans pour leur fabriquer des arbres généalogiques, exactement comme jadis les familles fraîchement anoblies confiaient à des archivistes à gages le soin de leur procurer des ancêtres au meilleur prix.

Puis, le passé ne leur offrait aucun point de repère, aucune trace d’unité plus ancienne. Quand on descend en Espagne ou en Italie, on a devant soi des Italiens et des Espagnols. Un élève de troisième, muni seulement du De vîris, pourrait tracer des uns et des autres un portrait supportable. Il dirait que les premiers sont plus subtils, et les seconds plus fiers ; que leur caractère se suit ; que le siège de Saragosse rappelle celui de Sagonte, et que, parmi les Italiens modernes, on trouve beaucoup de petits Machiavels. Mais ici, vous n’avez même pas une expression générique pour désigner les habitans de la péninsule. Quand s’est-elle jamais rangée tout entière sous les mêmes lois ? Tout ce qui était loin des côtes paraissait aux anciens Grecs hyperboréen. Ils peuplaient de Scythes et de barbares ces limbes de l’antiquité. La lumière qui brillait à Athènes laissait les bords du Danube dans une sorte de demi-jour crépusculaire. De l’empire d’Alexandre, dont nous suivons les étapes à travers l’Asie, c’est peut-être le berceau que nous connaissons le moins : il faut laisser aux gens doctes le labeur ingrat de délimiter le royaume de Macédoine. Les Romains eux-mêmes n’ont vu d’abord dans l’Illyricum qu’un nid de pirates. Ils l’ont soumis à contre-cœur. Ces conquérans économes de leur force ont mis leurs pieds dans les traces grecques ; et tandis qu’ailleurs, en Gaule et en Espagne par exemple, ils romanisaient à fond, ils se sont contentés ici d’occuper solidement la côte et les routes stratégiques. L’empire grec a fait surtout de la diplomatie avec les peuples de l’intérieur. Au moyen âge, parmi tant d’hommes remarquables qui poussaient dans tous les coins de la presqu’île, aucun ne vécut assez longtemps ou ne lui assez fort pour la soumettre