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Ils sont cependant fort gais en général et ne paraissent pas sentir le malheur de leur condition. C’est plutôt la branche de Roumanie passée au rang de famille royale, qui doit rougir quelquefois de ces parens pauvres. Que dirions-nous s’il y avait en Allemagne, dans les montagnes de la Forêt-Noire, une race errante de Français, humbles, serviables, raccommodant le chaudron de Gretchen et les bottes de son digne époux Hermanu sans jamais tourner les yeux vers la mère-patrie ?

Toutefois, la chute est moins profonde qu’on ne croirait au premier abord. Au temps de la domination romaine, les Latins qui se fixèrent dans ces parages n’étaient pas la fleur des pois, le dessus du panier. Ils venaient à la suite des troupes, établissaient leur petit commerce au croisement des routes et versaient indistinctement le vin de Dalmatie aux braves légionnaires pendant l’étape et aux farouches montagnards de l’intérieur. Ils devaient ressembler beaucoup à ces Allemands qui foisonnent aujourd’hui dans les rites de Strasbourg et de Metz. On les trouve aussi fort tard dans l’emploi de muletiers et de goujats d’armée. Les chroniqueurs byzantins rapportent une anecdote qui montre la persistance de leur langue, mais non celle de leur bravoure. Vers la fin du VIe siècle, une armée impériale, partie de Byzance, s’en allait contre les Avares. Pendant une marche, un des mulets laissa tomber sa charge. Quelques soldats crièrent en mauvais latin au muletier distrait : Torna, torna, fratre ! Toute cette canaille comprit aussitôt que l’ennemi arrivait et se mit à fuir en désordre, en criant de toutes ses forces : Torna, torna ! autrement dit : « Sauve qui peut ! »

La condition de berger a du moins quelque chose de fier. Des hommes capables de se condamner à la solitude pour éviter le contact du vainqueur n’étaient pas les premiers venus. Un peuple qui se fait berger sort de l’histoire pour entrer dans l’éternité : on dirait qu’il ne change plus. Sur tous les hauts pâturages de la péninsule, on rencontre ces Valaques poussant leurs troupeaux. Ils font si bien corps avec leur nouvel état que, dès le temps des anciens rois serbes, pâtre et Valaque étaient des termes synonymes. La vie nomade avait, du reste, bien de l’attrait si l’on s’en rapporte aux ordonnances de l’empereur Douchan : ce potentat dut, pour conserver des bras à l’agriculture, interdire à ses sujets d’épouser des filles valaques. toutes ces Carmens emmenaient là-haut, dans la montagne, les robustes enfans de la plaine.

Je conseille au voyageur de visiter les pâturages du centre s’il veut avoir une image parfaite de la vie primitive. Non pas qu’ils soient entièrement peuplés de Valaques : toutes les races et toutes les langues y sont représentées ; même toutes les espèces de la création.