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raison d’état. Il suffit de voir marcher un sous-officier dans la rue pour comprendre qu’il lui est parfaitement égal de personnifier la patrie. Vainement un état-major de messieurs vêtus de noir, formés dans les universités d’Europe, essaient de faire comprendre à ces réfractaires les arcanes de la grande politique : ils n’entendent rien, ni à la constellation des puissances, ni à l’équilibre, ni à la prépondérance, ni à tous les mots hypocrites par lesquels nous masquons l’ambition toute crue. Dans le courant du siècle, ils n’ont eu que deux idées bien arrêtées, mais deux bonnes. La première était de ne pas recevoir le fouet : pour cela, ils se sont battus comme des héros. Quand ils le reçoivent encore, ils ont du moins la satisfaction de se l’administrer entre eux, comme naguère à Sofia. La seconde idée, c’est de payer le moins d’impôt possible ; et cela ne fait pas le compte des gouvernemens, qui ont besoin d’argent pour faire figure dans le monde.

Il me semble que, dans ce rapide coup d’œil, nous pouvons déjà saisir la physionomie de la péninsule, avec ses vifs contrastes de lumière et d’ombre. La main qui a semé tant de contradictions sur son sol est la même qui varie à l’infini les formes de la vie et qui tantôt rassemble dans un centre nerveux toute l’activité motrice des animaux, tantôt répand dans leurs membres une vitalité diffuse : ils ont alors moins de ressort pour la lutte, mais ils peuvent survivre à de cruelles mutilations. Ces peuples-ci l’ont bien prouvé. Nul d’entre eux ne paraît de taille à jouer le rôle d’un Piémont rusé, d’une Prusse batailleuse, ni à dompter les autres au nom de la raison d’état. Mais ils ne sont pas davantage une matière molle et plastique que les grandes puissances peuvent repétrir à leur gré. Ils échapperont quand on pensera les tenir. Leur patriotisme est fait de patience et de ténacité. Peut-être un jour ces tronçons épars sauront-ils se rejoindre sous une loi plus clémente que la dure loi de conquête qui gouverne aujourd’hui l’Europe. Peut-être comprendront-ils que l’identité de race importe moins que la communauté des souvenirs et des malheurs : ce jour-là, ils auront rouvert les sources de la véritable fraternité.