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s’est terminé ici l’affaire suisse aura été utile ou nuisible à notre influence. Quant à ce qui me concerne personnellement, j’attends avec calme et confiance les résultats de la politique qui a été suivie, et, loin de redouter pour l’avenir le blâme qui m’a été infligé par le département, ce n’est pas sans une certaine satisfaction que j’en confie les traces aux archives de la légation. »

Après avoir dit son fait au général de La Hitte, M. de Persigny prenait à partie la diplomatie française, dont les appréciations avaient le tort de ne pas cadrer avec les siennes. « Je sais, disait-il, que la plupart de nos agens en Allemagne se font les mêmes illusions qu’à Vienne sur les défaillances de la Prusse. Je ne saurais assez prémunir le gouvernement contre ces appréciations. Je suis au centre même de la résistance, je la vois grandir chaque jour, et la situation se développe dans toute sa gravité telle que je l’ai définie dès mon arrivée. Tandis que l’Autriche luttera pour sa prépondérance, la guerre en Prusse prendra le caractère d’une guerre nationale. Soyez certain qu’on est ici plein de confiance, de résolution, et qu’on ne reculera pas. »

Le ministre de Belgique à Berlin ne se piquait pas d’être prophète ; mais dès la première heure, il avait, avec une rare connaissance des hommes et des choses, plus judicieusement caractérisé le dénoûment de la politique d’Erfurt en disant : « Vous verrez qu’on ira jusqu’au bord de l’abîme pour se retourner et tomber dans la boue. »

Le 3 septembre 1870, vingt ans après avoir tracé la lettre qui devait rester dans nos archives comme un témoignage impérissable de l’infaillibilité de ses prévisions, M. de Persigny descendait, éperdu, l’avenue des Champs-Elysées. Il courait aux Tuileries non pour aviser aux moyens de salut, mais pour donner cours à ses plaintes, à ses reproches ; ses croyances et sa fortune venaient de s’effondrer. Son émotion était débordante, il gesticulait, extravaguait et criait : « Nous sommes f… » C’était une réminiscence tragique, hélas ! du 4e hussards. — Sa mort ne tarda pas. Avant d’expirer, il implora de celui dont il avait été l’apôtre un humble pardon pour d’amères récriminations proférées dans des accès de désespérance[1].

  1. Il avait adressé à l’empereur, à Wilhemshöhe, des lettres amères, et à Londres, il s’était permis de prendre à partie l’impératrice. Il lui avait reproché d’avoir provoqué la guerre du Mexique en empêchant la ratification de la convention de Soledad signée par l’amiral Jurien de la Gravière, et d’avoir, en vue de la régence, poussé à la guerre de 1870. Il lui faisait surtout un crime d’avoir repoussé les propositions que le comte de Bernstorff, l’ambassadeur de Prusse en Angleterre, était venu, après Sedan, lui offrir au nom du comte de Bismarck et qui, moyennant la cession de Strasbourg et de sa banlieue et une indemnité de guerre de 2 milliards, devaient nous assurer la paix. Il n’était pas clément pour l’impératrice ; son hostilité datait de loin, elle remontait à son mariage : ses récriminations dépassaient la mesure, elles étaient d’ailleurs imméritées. Je l’ai fait ressortir dans le récit que j’ai consacré du drame du mois de juillet 1870 (L’Allemagne et l’Italie en 1870 et 1871). M. de Persigny mourut à Nice, dans l’hiver de 1872, presque dans le dénûment bien que l’empereur, si généreux envers ses amis, l’eût comblé de faveur. Il a laissé des mémoires qui, dit-on, ne tarderont pas à paraître.