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distinct. À elle l’éclat de la fortune, la royauté mondaine, l’exclusivisme hautain ; à lui le pouvoir que donnent les millions, pouvoir plus solide et plus durable que celui dont est investi le chef de l’État, à l’étroit dans son modeste budget de 250,000 francs, dans ses attributions restreintes, dans son mandat limité à quatre années. « Quand ce roi d’une de nos voies ferrées de l’Ouest se rend de New-York aux rives du Pacifique dans son Palace car, son voyage est une triomphale excursion. Les gouverneurs d’États et de territoires accourent à son passage lui offrir leurs hommages ; les assemblées législatives décrètent en son honneur de solennelles réceptions ; les villes rivalisent d’efforts pour le bien accueillir, pour se le concilier. Si impopulaires que soient ces puissantes compagnies qui, d’une extrémité à l’autre de la République, imposent leur despotique volonté, ceux en qui elles s’incarnent n’en reçoivent pas moins ce tribut de déférence et d’admiration que tout Américain accorde à celui qui personnifie une grande œuvre[1]. »

À toute organisation sociale il faut des chefs ; toute démocratique que soit celle-ci, elle a son aristocratie, recrutée, dans les États du Sud, parmi les anciennes familles d’origine anglaise ou française ; dans le Nord, parmi les descendans de ceux que l’énergie de la volonté, le travail opiniâtre, le succès, ont amenés en première ligne. Les vieilles traditions aristocratiques subsistent à Boston, à Baltimore, à Philadelphie, et, loin de décroître, s’accentuent. Les armoiries y sont en faveur, les généalogies soigneusement établies. Les Biddle font remonter la leur à une époque antérieure à l’invasion normande, les Wharton à 1545 ; les Chapman comptent sir Walter Raleigh parmi leurs ancêtres ; les Cadwalader datent de Robert II d’Ecosse, les Novins de 1573, les Montgomery descendent des comtes d’Eglinton, et M. Ch. Browning, dans son livre intitulé Américains d’origine royale, cite une vingtaine de familles parmi les ancêtres desquelles figurent Edouard Ier Henry IV et Edouard III d’Angleterre, Jacques Ier d’Ecosse, Philippe III de France.

À New-York, où domine l’aristocratie d’argent, ce ne sont pas les fondateurs des grandes fortunes qui tiennent le premier rang, mais leurs fils et leurs petits-fils. Eux avaient autre chose à faire ; à leur opulence il fallait la consécration du temps ; leur puissant labeur excluait toute préoccupation mondaine. Une femme intelligente et fine pouvait seule faire oublier la source de ces millions, voiler de grâce et de beauté l’origine vulgaire et le brutal effort du fondateur de la dynastie. Ce sont elles qui ont achevé l’œuvre de

  1. The American commonwealth, by professor Bryce. Londres, 1889.