Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

force à les bien juger et à deviner leurs secrets. Ses dépêches, résumant et commentant les épanchemens de M. de Persigny, ont dû, pour une bonne part, éveiller et entretenir l’incurable méfiance que Louis Napoléon a toujours inspirée au roi Léopold.

La curiosité s’émousse vite, et le ministre de France, dans l’ignorance de son métier, l’avait dès les premiers jours trop hâtivement et trop généreusement satisfaite. Il ne connaissait pas l’art des réticences, des silences calculés ; s’il avait lu l’admirable portrait que La Bruyère a tracé du plénipotentiaire, il eût surveillé sa parole, ménagé ses effets. Dédaigneux des us et coutumes diplomatiques, il se posait en novateur ; il se plaisait à annoncer la bonne parole à un monde suranné, rongé de préjugés. M. de Bismarck, plus réaliste, avec une vision plus nette de l’avenir, devait bientôt par ses propos sarcastiques, à l’emporte-pièce comme lui, mais avec plus de succès, être un sujet de scandale dans les vieilles chancelleries.

Peu soucieux du ministre duquel il relevait et certain de n’être pas désavoué par le chef d’état dont il se croyait l’inspirateur, M. de Persigny discourait à perte de vue, au hasard de l’improvisation, sans se préoccuper de la discrétion de ses interlocuteurs. Ses paroles étant trop souvent en contradiction avec les déclarations officielles de son gouvernement et les assurances recueillies à l’Elysée, on en conclut bientôt qu’il n’était qu’un faux prophète, que ses sentences reflétaient moins les idées de Louis Napoléon que ses appréciations personnelles. Après d’éclatans débuts, il se vit peu à peu moins recherché et plus négligemment questionné et écouté. Il en éprouvait du dépit, ses correspondances s’en ressentaient ; elles devenaient de jour en jour plus amère. Il fit du roi et de son entourage, en homme désenchanté, de fâcheuses peintures ; il s’attaqua aux invincibles préjugés d’une cour qui ne daignait pas le consulter. La lumière se fit dans son esprit ulcéré. Il s’aperçut que sa présence à Berlin, si instamment sollicitée par M. de Halzfeld, était habilement exploitée par le gouvernement prussien ; qu’on se servait de lui comme d’un épouvantail pour impressionner la Russie et l’Autriche et intimider les princes allemands récalcitrans. « Le cabinet de Berlin, écrivait-il, sorti victorieux de la dernière crise parlementaire et de l’épreuve électorale de la diète d’Erfurt, se trouve dans la situation morale d’un pouvoir exalté par le succès. Il ne se souvient plus de l’appui que nous lui avons prête ; il oublie les égards dus à la France, il nous sacrifie à l’Autriche pour qu’elle lui pardonne ses envahissemens en Allemagne. »

Le plus sûr moyen d’éviter les mécomptes est de se placer au point de vue des gouvernemens avec lesquels on traite, de comprendre leurs intérêts, de s’expliquer leurs passions. Ce don si