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voit que par leurs lunettes, il ne se doute pas de la force morale dont nous disposons; il entretient dans sa cour des illusions qui lui seront funestes. Je m’applique à faire ressortir notre puissance et le danger de la méconnaitre ; déjà j’ai obtenu d’importantes conversions, mais ce n’est pas l’œuvre d’un jour de ramener des esprits remplis de préventions enracinées. Il faut les secouer rudement et leur faire sentir que nous n’avons besoin ni de la Prusse ni de personne, car on s’imagine que nous sommes trop heureux des rapports bienveillans qu’on veut bien entretenir avec nous. Ne s’imaginait-on pas que je serais enivré d’être accrédité ministre à Berlin, que je serais un petit garçon enchanté d’un si grand honneur et dont on pourrait disposer comme d’un pion ! Aussi rien n’égale l’étonnement que fait naître mon attitude, tant on s’attendait peu à mon langage. On s’en montre effrayé ; la crainte est facile à exciter chez les gens que la peur aveugle... »

Représenter son pays à l’étranger est toujours un honneur, et M. de Persigny était plus fier qu’il ne l’avouait d’être accrédité à la cour de Prusse ; cela valait mieux que de traîner le sabre au régiment. Mais, grisé par une prodigieuse fortune, il s’était exagéré son importance. Il dut en rabattre. Il avait quitté Paris hâtivement, sans connaître le terrain sur lequel il allait débuter. Ignorant les questions qu’il aurait à traiter, il se trouva aux prises avec des difficultés imprévues. Au lieu de s’en prendre à la précipitation de son départ et à sa présomption, il récrimina contre le ministère des affaires étrangères, il lui reprochait de ne l’avoir pas mis en situation de connaître exactement l’état des choses, si toutefois, disait-il avec aigreur, il le connaissait lui-même. Il prétendait que le travail qu’il avait demandé à différentes reprises sur la Prusse ne lui avait été remis que dans la nuit qui avait précédé son départ. Ce travail, au lieu de l’éclairer, n’était que l’analyse d’une brochure sur la question danoise, qui n’était pas à l’ordre du jour. Il avait cherché dans la correspondance de M. de Lurde des élémens d’information ; mais cette correspondance, fort incomplète, n’existait qu’à l’état de brouillons informes dans des archives en désordre. — Il n’était pas clément pour ses prédécesseurs, ni pour le département dont il relevait. En les incriminant, il pensait sans doute le hausser d’autant son propre mérite. Il tenait à montrer que, sans être renseigné, il avait du premier coup, et mieux que les diplomates de carrière, tout devine, tout compris. Grâce à son intuition, la question danoise, si obscure et si compliquée, était aujourd’hui élucidée à fond; il avait découvert, ce dont personne ne s’était douté avant lui, que le véritable nœud de la difficulté était dans le magnifique port de Kiel, convoité par la Prusse. « c’est dans un intérêt maritime, pour satisfaire son ambition et celle de l’Allemagne,