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des Érinnyes pour adapter à notre scène moderne une des œuvres les plus grandes et les plus fortement caractérisées du drame antique ? Ces questions, la dernière surtout, sont plus faciles à poser qu’à résoudre : on ne trouvera ici que quelques observations qui auront tout au plus le mérite de faire entrevoir le modèle près de la copie.

M. Leconte de Lisle cherche le caractère, et il est attiré par le grandiose. C’est pour cela qu’il s’est adressé à Eschyle, plutôt qu’à Sophocle ou à Euripide. Ceux-ci cependant nous sont plus facilement accessibles ; nous les comprenons mieux par l’excellente raison que notre tragédie est issue de la leur. Œdipe-Roi, sur la scène des Français, nous donne, avec une impression de grandeur antique, les émotions que nous sommes habitués à ressentir en face d’une action habilement conduite et de caractères ou de sentimens peints au naturel. Mais, d’un autre côté, la simplicité d’Eschyle, la force des coups qu’il frappe, la hardiesse de son imagination et l’étrangeté terrible du monde où il transporte les spectateurs, s’accordent aujourd’hui avec certains de nos goûts. Aujourd’hui l’archaïsme n’effraie pas. On aime, en vieillissant, à retrouver l’impression de la jeunesse, et, si l’âge d’une société se mesure à sa curiosité pour le style des époques antérieures, et à l’ardeur de sa recherche des formes et des signes extérieurs où des civilisations moins avancées ont marqué leur empreinte, nous ne pouvons guère à cet égard nous faire illusion sur nous-mêmes. Les spectacles qui nous mettent sous les yeux les costumes, les détails de mœurs, les souvenirs matériels du passé avec leur relief, leur couleur et leur rythme propre ne peuvent manquer de plaire dans un temps où toutes les choses tendent à s’effacer et à se confondre dans l’uniformité et la monotonie. À plus forte raison nous sentons-nous vivement intéressés en voyant comment des sociétés jeunes et pleines de sève ont conçu la vie morale. Une sensation énergique et piquante nous transporte en dehors de la banalité moderne. Nos âmes fatiguées se sentent comme renouvelées et rafraîchies par la vue de cette simplicité, de cette franchise d’allures, de cette énergie intense. Nous sommes en présence de natures moins complexes et surtout autrement complexes que les nôtres. Sous l’empire d’un petit nombre d’idées et de croyances qui ont pris d’elles une complète possession, elles marchent droit vers leur but, hardies et violentes ; elles ont des émotions profondes et des élans passionnés, des terreurs et des remords, des douleurs insatiables de lamentations ou une dignité fière dans la chute et l’écrasement. Telles sont, du moins, quelques-unes des images qu’Eschyle faisait apparaître dans le monde si varié, malgré l’horreur religieuse qui le domine, que la