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au capitaine en ayant soin de choisir un moment où ils peuvent se présenter sous leur jour le plus favorable, c’est-à-dire lorsque leurs poches ne contenant plus, depuis quelque temps, rien de ce qu’y avait fait entrer leur voyage antérieur, ils sont réduits au rôle de comparses dans les guinguettes, bals et autres eldorados où s’étalaient naguère leurs prodigalités d’irrésistibles vainqueurs.

Les voilà qui viennent en groupe, sans hâte et se dandinant avec insouciance, bien rasés, soignés, portant avec aisance un vêtement noir presque élégant, le cou serré dans un foulard de couleur. Ils tournent dans leurs doigts un chapeau de feutre mou en abordant le capitaine qui arpente la dunette, et l’on ne croirait guère au premier abord Voir là ces hommes qui, huit jours plus tard, fouleront pesamment de leurs bottes graisseuses le pont glissant du navire, voleront sur les enfléchures, les hunes et les vergues, suspendus quelquefois par leurs mains goudronnées, et balanceront jusqu’au-dessus des laines leurs vareuses maculées et rapiécées. Ils répondent au capitaine, qui les interroge en lisant leurs papiers : l’un, matelot calfat, revient des mers de Chine, l’autre est charpentier, il a fait sa dernière campagne au Brésil : un grand nombre sait coudre aux voiles, travailler les cordages et parmi eux tous ils réunissent les capacités nécessaires pour les réparations les plus pressantes à la mer. Mais ces gens sont modestes, froids, silencieux en la circonstance, et l’on ne peut guère les juger que d’après leur mine ; le cuisinier seul, que l’infatuation de son ministère rend toujours solennel, trouve, pour exposer ses mérites, une formule imposante que les faits ne viennent pas souvent justifier. On se met d’accord, les hommes sont inscrits sur le rôle d’équipage, ils touchent des avances qui serviront à payer des dettes et à parfaire leur équipement : le seul argent qu’ils verront d’ici au bout de la campagne : puis tout le monde se sépare jusqu’au mutin ou jusqu’à la veille de l’appareillage Le « marchand d’hommes, » qui recevra du capitaine 5 francs par tête de marin fourni, répondra de tous, et si quelqu’un d’entre eux se dérobait ensuite au rendez-vous, c’est lui qui rembourserait les avances perdues. Aussi, grâce à de fins limiers, il ne lâchera point la piste de toute cette clientèle parfois volage, au milieu de ses ébats dans le relent des plus joyeux quartiers du port ; il connaît d’ailleurs avec certitude les lieux impurs et les milieux relâchés, où on pourra la rejoindre à l’heure de l’embarquement.

Et cet embarquement n’est pas toujours facile : les plus sages parmi eux viennent sur le quai en nombreuse et bruyante compagnie d’amis des deux sexes ; tout ce monde quelque peu flottant