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sur ses jambes, défrisé, flétri, chiffonné comme on l’est après une nuit houleuse, s’embrasse indéfiniment, et les lèvres des partons s’écrasent indistinctement sur celles des hommes et des femmes dans vingt baisers gras et avinés. Puis d’autres gaillards beaucoup moins commodes arrivent entraînés par le « marchand d’hommes » et ses aides-de-camp qui les ont harponnés dans des bouges. Parfois, s’il s’agit d’une nature difficile, regimbante, obstinée, que le bouquet terminal des plaisirs rattache trop irrésistiblement à la terre, ou a guetté l’heure de la saturation, qui simplifie les pourparlers.

Ces divers groupes, dont les sacs et les malles sont venus quelques jours avant, se hissent à bord chargés d’un reste de menu bagage, soit : en bandoulière une paire de bottes ; sous le bras un accordéon pour danser le soir quand il fera beau ; puis un couple de lapins réunis par les oreilles et qu’on mangera sous l’équateur quelque jour de frairie, après les avoir régalés pendant trois semaines de biscuit et de poisson salé. Le « marchand d’hommes » louche alors sa prime ou rembourse les avances de ceux que, malgré tout, il lui est impossible de présenter, mais qu’il saura bien retrouver tôt ou tard pour son propre compte. Dans ce dernier cas, il amène des postulans racolés à la hâte et qui briguent les places vacantes : on les accepte ainsi pour ne point retarder le départ. Une fois l’équipage embarqué (et c’est pour longtemps, d’ordinaire jusqu’au retour en France, à moins que le capitaine veuille bien encourir les risques et la responsabilité des querelles, du tapage ou de la désertion à terre), on procède à l’attribution des couchettes, que les marins appellent leurs cabanes et qui sont des espèces de niches rangées à hauteur d’hommes tout autour du poste de l’équipage, où ils installent la literie qu’ils ont apportée ; puis le maître d’équipage assoit son autorité en distribuant les postes de manœuvre et le service de l’ordre intérieur ; il fait même déjà travailler quelques-unes de ses ouailles auxquelles leur zèle permet de surmonter un état d’esprit incertain ; les autres vont se coucher. En somme, il ne les tiendra bien qu’au bout d’une journée, et même les plus impressionnables ne se réveilleront qu’en mer ; des camarades auront fait leur besogne, mais point sans avoir aussi consommé leurs quarts de vin.

Après tout, ces allures singulières sont assez naturelles : voilà des travailleurs, dévoués fort souvent, qui vivent dans le plus inégal enchaînement des repos et des peines, des jouissances et de la gêne ; ils ont passé des mois ou même des années soumis nuit et jour à cette rude existence du marin, au travail interrompu par le danger seulement, isolés du monde, contraints par la force