Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/815

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rêves à ce que la vie peut nous offrir, conduit au pessimisme et à l’inaction : l’intelligence ne se peut détacher des dures et impérieuses nécessités de chaque jour, pour s’appliquer aux choses idéales, sans se pervertir et se corrompre. Il associe les idées de vie efféminée et de mollesse d’âme aux idées de littérature et de poésie, il cite l’exemple de l’Italie : elle n’a commencé à devenir une nation qu’après avoir renoncé à sa littérature amoureuse, à son dilettantisme esthétique, lorsqu’elle a compris qu’un fonctionnaire de qualités moyennes, comme l’écrivait Massimo d’Azeglio, est un membre plus utile de la société que le plus grand peintre. Et de même M. de Treitschke ne veut pas que dans une société vaillante et laborieuse on rabaisse, au profit de littérateurs prétentieux, et, pour la plupart, manques, le plus petit métier, la plus humble tâche : « le brave cordonnier qui façonne à coups de marteau une belle botte a une fierté plus légitime devant Dieu et devant les hommes, que le rimailleur gonflé de son importance, qui s’essouffle sur de mauvais vers. » L’opinion en Allemagne a depuis si bien suivi les voies indiquées par M. de Treitschke, elle a tellement renié sa vieille gloire poétique, que la crainte de notre auteur est qu’elle ne verse maintenant dans l’américanisme, dans la religion du dieu dollar. Un homme cultivé s’y cache pour lire son Horace ou ses élégies de Goethe. La dureté, le réalisme, l’excitation de la vie moderne, se concilient peu avec la sensibilité lyrique. Les femmes seules en sont touchées ; elles-mêmes se mettent à écrire, et l’abondance de leurs productions littéraires est le signe manifeste de la décadence finale.

Il est pourtant une classe de poètes que M. de Treitschke propose sans réserve à l’admiration de ses auditeurs. Ce sont les poètes de la volonté et de la haine, ceux qu’il appelle des Caractères (tel est le titre qu’il a donné à ses essais), un Milton, par exemple, et cet Henri de Kleist, aujourd’hui l’idole de la jeunesse allemande, dont on a attribué la folie et le suicide à la douleur que lui causa la défaite d’Iéna ; officier prussien, il a exprimé, dans son drame du prince de Hombourg, ce bel enthousiasme de la guerre, qui est dans le sang de tout bon Allemand, et il s’écriait avec rage : « Que tous les ennemis du Brandebourg mordent la poussière ! » Parmi les métaphysiciens, autrefois l’orgueil de l’Allemagne, aujourd’hui si dédaignés, M. de Treitschke fait exception pour Fichte. Partisan tout d’abord du cosmopolitisme, Fichte devient après Iéna ardent apôtre de l’unité allemande et de l’hégémonie prussienne. Sa philosophie conduit à l’action et doit inspirer le mépris de ce pessimisme de Schopenhauer « qui dissimule une misérable faiblesse de volonté derrière un orgueil sans bornes, et conçoit l’évolution de l’humanité comme une maladie éternelle. »