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la Révolution a prétendu faire mieux que nous. Pour nous rattraper, la France de 1789 eût eu besoin d’un siècle d’efforts, et elle a voulu nous dépasser d’un bond. A son orgueil notre constitution semblait insuffisante. Il fallait à son inexpérience quelque chose de parfait et de symétrique, une constitution aux lignes régulières comme les avenues du parc de Versailles. Elle ignorait qu’une constitution systématique, toute logique et soi-disant rationnelle, invite la raison raisonnante à la remettre sans cesse en question ; et de fait, combien la France a-t-elle eu de constitutions depuis cent ans ? Elle en est encore, en 1889, à demander une constituante. L’œuvre de la Révolution est une toile de Pénélope, chaque génération défait ce qu’a fait la précédente. Notre exemple montrait que l’histoire, la coutume et la tradition sont, pour une constitution libre, une base autrement solide que l’esprit de système et les maximes abstraites. Je sais que, si les Français de 1789 n’ont pas essayé de construire sur le fondement de la coutume, c’est qu’il leur était difficile de trouver dans le sol national des assises pour une constitution libre. S’ils invoquaient les droits de l’homme, c’est qu’ils ne pouvaient guère invoquer les droits des Français, leurs rois ayant rasé toutes leurs libertés. Cela est vrai ; mais, au lieu de s’en attrister, les Français de 1789 s’en réjouissaient. Ils étaient fiers de ce qui faisait leur infériorité. Ils s’enorgueillissaient de bâtir sur le nuage des abstractions. Loin de chercher dans les débris de leur ancienne constitution ce qui pouvait être employé dans la nouvelle, ils ont tout démoli avec enthousiasme, noblesse, église, parlemens, provinces, royauté. Ils ont fait table rase du passé, se persuadant que moins profondes en seraient les fondations et plus haut s’élèverait leur nouvel édifice.

« Le malheur est que, en 1789, l’école anglaise, l’école de la monarchie tempérée, a été supplantée par les idéologues. Si en arrière que fût politiquement la France par rapport à nous, il y avait, entre les deux pays, assez de points de ressemblance pour que le plus arriéré pût imiter l’autre. La France avait, dans sa noblesse et son clergé, les élémens d’une chambre haute ; le comité de constitution, s’appuyant sur notre exemple, proposait d’en créer une : la crainte de l’aristocratie l’emporta. De même pour les ministres : on refusa de suivre Mirabeau qui recommandait notre méthode, Mirabeau qui, dès les premiers jours, avait fait venir le règlement de notre chambre des communes. La France avait, pour la diriger, comme un phare de l’autre côté de la Manche ; elle préféra s’aventurer à l’aveugle dans les ténèbres. La faute suprême, celle qui rendit toutes les autres presque irréparables, fut le désarmement, puis le renversement de la royauté. La France eût conservé sa vieille base