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Et cependant, quand l’Helvétie a imité Paris et voulu devenir une petite France, elle n’a guère mieux réussi que lorsque la France a tenté de devenir une grande Genève. Car, si petits que nous soyons, la France du XVIIIe siècle a pris de nous plus d’une leçon : elle nous a fait l’honneur de s’appliquer des formules qui venaient de chez nous. Nous n’avions pas attendu 1789 pour découvrir la liberté. Toute la Révolution est, quatre siècles d’avance, dans la légende de Guillaume Tell. On eût trouvé, dans nos cantons, toutes les sortes de républiques. Quinet l’a remarqué : Genève a fourni à la France l’homme qui a ouvert la Révolution, Necker, et l’homme qui lui a prêté ses théories, Rousseau. Jean-Jacques, qui s’intitulait citoyen de Genève, s’était inspiré de Genève. Le tort de la France a été de prendre pour elle le Contrat social, écrit pour une cité libre à l’étroite enceinte. Je pourrais rappeler (M. Sorel l’a dit avant moi) que Genève a fait, dès 1782, la répétition de la pièce que Paris allait jouer sur un plus grand théâtre. Dans cette révolution genevoise figuraient déjà quelques-uns des acteurs, ou des souffleurs, de la révolution française, Dumont, Reybaz, Clavière, Marat, qui s’essayait au rôle de démagogue. Nous pourrions même réclamer Mirabeau, qui faisait composer ses discours par Dumont ou Reybaz. Mais trêve aux revendications de l’amour-propre national : le moi est haïssable. Nous revient-il, à nous infinies, quelque part dans la Révolution, nous le devons moins à notre génie qu’à l’esprit du XVIIIe siècle dont Genève était un des foyers. Car une révolution n’est pas seulement le produit d’un pays, d’une race, mais aussi d’une époque ; elle tient non moins au moment qu’au lieu.

« La Révolution française est sortie des idées du XVIIIe siècle, or les idées du XVIIIe siècle ne sont plus celles du XIVe. C’est là un point essentiel. Les théories scientifiques et philosophiques professées en 1889 sont tout autres que celles à la mode en 1789. Science et philosophie ont changé : l’autorité des principes de la Révolution n’en serait-elle pas ébranlée ? A tout le moins, ces principes ont vieilli ; ils appartiennent au passé ; ils ne suffisent plus à notre temps ; ils ne sont plus en complète harmonie avec la pensée contemporaine ; ceux qui s’y tiennent aveuglément sont arriérés. Soyons francs : non-seulement nos idées scientifiques, nos théories historiques, philosophiques, politiques, religieuses diffèrent de celles de 1789, mais, à plus d’un égard, elles leur sont opposées.

« Entre la Révolution et la science, ou, si vous le préférez, entre les idées de 1789 et celles de 1889, l’opposition porte sur le fond et sur la forme. Une première remarque : les hommes de la Révolution voulaient reconstruire la société à neuf, sur un plan rationnel, et ils ignoraient la science sociale et les sciences qui lui servent de