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nations n’a d’autre garant que le canon. De toutes les déceptions des cent dernières années, c’est peut-être la plus cruelle. Nous croyions toucher au règne de la fraternité universelle, et l’Europe n’est qu’un camp toujours sur le qui-vive. Quel spectacle différent, si l’Evangile de 1789 était devenu la foi du monde ! Ce ne serait pas alors, par une exposition plus ou moins universelle que nous aurions célébré le centenaire de la Révolution ; c’eût été par une fédération des peuples à jamais réconciliés dans la liberté. A quand cette fédération, autrement grandiose que celle du champ de Mars en 1790 ? Hélas ! jamais ce rêve n’a paru plus chimérique. Que faudrait-il pourtant pour changer cette utopie en réalité ? La conversion des peuples et des gouvernemens à l’esprit de 1789.

« Et maintenant, une dernière réflexion : nous célébrons le centenaire de 1789 ; mais cent ans, est-ce un reculement suffisant pour juger une Révolution pareille ? Est-ce assez d’un siècle pour qu’elle ait épuisé toutes ses conséquences, au dedans et au dehors ? On nous a vanté la Réforme : où en était la Réforme cent ans après la diète de Worms ? En Angleterre, comme en Allemagne, elle semblait n’avoir servi qu’à l’enrichissement des seigneurs et à l’absolutisme des princes. On était au début de la guerre de trente ans : le protestantisme encore enfant était menacé dans son berceau. Les pasteurs en fuite devant Tilly ou Wallenstein auraient pu dire, eux aussi, que la Réforme avait fait faillite. Avant de proclamer la banqueroute de la Révolution, il serait peut-être sage de lui faire crédit d’un siècle. Je bois au deuxième centenaire de 1789. Dans cent ans, la Révolution aura peut-être trouvé son moule, l’état moderne, sa forme, et la France, « un cadre national fixe. »

Il était près de minuit, chacun allait se retirer ; on se levait déjà de table, lorsque presque tout le monde se rassit pour écouter un Chinois, en casaque de soie bleue à manches vertes. Sur sa face jaune et glabre il eût été difficile de mettre un âge. C’était un ancien élève de notre Ecole des sciences politiques, qui parlait fort bien le français. « Messieurs, dit-il, en détachant les mots et les syllabes, vous savez qu’en Chine nous ne sommes pas des copistes de l’étranger. Nous laissons cela à nos voisins japonais qui vous empruntent vos institutions comme vos chapeaux et vos redingotes. La Révolution n’aura achevé son tour du monde que le jour où nous aurons coupé notre queue, et ce jour est loin. La Chine n’a que faire des principes de 1789 ; nous avons mieux depuis longtemps. Tout ce qu’il y avait de pratique dans les rêves de la Révolution française, nous le possédions avant que la France n’existât. Notre empire de 500 millions d’âmes est une démocratie paisible,