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THAÏS

dans le siècle, je m’efforcerais d’acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés : « Venez, mes filles ; venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos philtres et vos parfums. » Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de tous les avantages ; tu perds sans attendre aucun gain ; tu donnes sans espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un mur, copier le tableau d’un peintre ingénieux. O le plus stupide des hommes, quelles sont donc tes raisons ?

Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard demeurait paisible.

— Mon ami, répondit-il doucement, que t’importent les raisons d’un chien endormi dans la fange et d’un singe malfaisant ? Paphnuce n’avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant tombée, il s’excusa avec une noble humilité :

— Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la vérité m’a emporté au-delà des justes bornes. Dieu m’est témoin que c’est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te voir dans les ténèbres, car je t’aime en Jésus-Christ et le soin de ton salut occupe mon cœur. Parle, donne-moi tes raisons : je brûle de les connaître afin de les réfuter.

Le vieillard répondit avec quiétude :

— Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne m’intéresses en aucune manière. Je n’ai souci ni de ton bonheur ni de ton infortune, et il m’est indifférent que tu penses d’une façon ou d’une autre. Et comment t’aimerais-je ou te haïrais-je ? L’aversion et la sympathie sont également indignes du sage.

Mais, puisque tu m’interroges, sache donc que je me nomme Timoclès et que je suis né à Cos, de parens enrichis dans le négoce. Mon père armait des navires. Son intelligence ressemblait beaucoup à celle d’Alexandre, qu’on a surnommé le Grand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c’était une pauvre nature d’homme. J’avais deux frères qui suivaient comme lui la profession d’armateur. Moi, je professais la sagesse. Or mon frère aîné fut contraint par notre père d’épouser une femme carienne nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort, qu’il ne put vivre à son côté sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa inspirait à notre frère cadet un amour criminel, et cette passion se changea bientôt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en égale aversion. Mais elle aimait un joueur de flûte et le recevait la nuit dans sa chambre. Un matin il y laissa la couronne qu’il portait d’ordinaire dans les