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visages, rougis par les reflets du voile de pourpre qui les couvrait de ses lents frissons, se tournaient, avec une expression d’attente curieuse, vers ce grand espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux s’interpellaient gaîment d’un gradin à l’autre.

Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des paroles vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du théâtre.

— Autrefois, dit-il, d’habiles acteurs déclamaient sous le masque les vers d’Euripide et de Ménandre. Maintenant, on ne récite plus les drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s’honora dans Athènes, nous n’avons gardé que ce qu’un barbare, un Scythe même peut comprendre : l’attitude et le geste. Le masque, dont l’embouchure armée de lames de métal enflait le son des voix, le cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux, la majesté tragique et le chant des beaux vers, tout cela s’en est allé. Des mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius. Qu’eussent dit les Athéniens de Périclès s’ils avaient vu une femme se montrer sur la scène ? Il est indécent qu’une femme paraisse en public. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir. Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l’ennemie de l’homme et la honte de la terre.

— Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pire ennemie. Elle donne le plaisir, et c’est en cela qu’elle est redoutable.

— Par les dieux immobiles, s’écria Dorion, la femme apporte aux hommes, non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis ! L’amour est la cause de nos maux les plus cuisans. Écoute, étranger : Je suis allé, dans ma jeunesse, à Trézène, en Argonide, et j’y ai vu un myrte d’une grosseur prodigieuse, dont les feuilles étaient couvertes d’innombrables piqûres. Or, voici ce que rapportent les Trézéniens au sujet de ce myrte : la reine Phèdre, du temps qu’elle aimait Hippolyte, demeurait tout le jour languissamment couchée sous ce même arbre qu’on voit encore aujourd’hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l’épingle d’or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de l’arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi criblées de piqûres. Après avoir perdu l’innocent qu’elle poursuivait d’un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement. Elle s’enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture à une cheville d’ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, témoin d’une si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles nouvelles des piqûres d’aiguille. J’ai cueilli une de ces feuilles ;