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goût et les lumières d’un peuple entier, lorsqu’il s’agit de décerner en son nom à des artistes républicains les palmes de la gloire. »

Quelles étaient donc ces « âmes fortes » que David appelait à réprimer les entraînemens des esprits faibles et à corriger les erreurs des gens du métier ? Quels philosophes associait-il dans le jury des arts au jeune Gérard et à Prudhon, à Julien ou à Chaudet, à quelques autres peintres ou sculpteurs encore d’un talent déjà éprouvé, pour les « ramener aux principes du vrai beau, » par l’élévation de leurs sentimens et de leurs doctrines ? C’étaient, — pour ne citer que ceux-là, — le substitut du procureur de la commune, l’abominable Hébert, Fleuriot, substitut de l’accusateur public, Ronsin, commandant-général de l’armée révolutionnaire, Pache, Dorat-Cubières, le mathématicien Hassenfratz et, — entre autres représentans de la classe des illettrés « doués d’un sens exquis, » — un cordonnier du nom de Hazard.

On devine ce que pouvaient être, entre les membres d’un tribunal ainsi composé, les discussions sur les mérites relatifs des œuvres en cause et à quels étranges aperçus sur l’art en général ces œuvres devaient servir de prétextes. Les comptes-rendus des séances fournissent du reste à ce sujet des renseignemens d’une singulière précision. S’agit-il par exemple de juger le concours pour le grand prix de peinture ? Un des jurés, Hassenfratz, commence par déclarer que, à son avis, « tous les objets de peinture peuvent être faits avec la règle et le compas », et que « les peintres ne mériteront ce nom que quand ils rendront l’expression par ces procédés mathématiques ; » un autre s’inquiète avant tout de savoir si les concurrens sont « réquisitionnaires ou enrôlés, s’ils supportent les fatigues de la guerre depuis six mois ou depuis dix-huit mois ; » un autre enfin, le substitut de l’accusateur public, Fleuriot, n’hésite pas à confesser que, « quand il voit un tableau, son âme n’éprouve rien. » Et, le jour où il est appelé à se prononcer sur les résultats du concours de sculpture, le même Fleuriot ne se sent pas plus touché qu’il ne l’est ordinairement, suivant son propre aveu, en face des productions de la peinture : « Les bas-reliefs que nous avons sous les yeux, s’écrie-t-il, ne sont pas imprégnés du génie que fomentent les grands principes de la révolution… Et d’ailleurs, ajoute-t-il, aux applaudissemens d’Hébert et de plusieurs autres de ses collègues, qu’est-ce que des hommes qui s’occupent de sculpture pendant que leurs frères versent leur sang pour la patrie ? » Vienne la séance où l’on aura à statuer sur les projets présentés au concours d’architecture : le président les réprouvera tous, parce que tous plus ou moins accusent chez ceux qui les ont faits le goût suranné du luxe, et que désormais « il faut que les monumens soient simples comme la vertu. »