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électriques fixées au plafond bas. Pour compléter l’illusion, le vent faisait rage cette nuit-là dans les agrès de tôle. On n’entendait que sa plainte dans le silence, et de loin en loin la sonnerie du téléphone, appelant au-dessus de ma tête la vigie du feu. Il ne manquait que l’océan sous nos pieds. Il y avait Paris. Le soleil se coucha derrière le Mont-Valérien. La forteresse qui commande notre ville descend à mesure qu’on s’élève dans la Tour ; du sommet on l’aperçoit rasée sur le sol, dans le nid de verdure des collines environnantes. La nuit tomba ; ou plutôt, du ciel encore clair à cette hauteur, on voyait les voiles de crêpe s’épaissir et venir d’en bas ; il semblait qu’on puisât la nuit dans Paris. Les quartiers de la cité s’évanouirent l’un après l’autre : d’abord les masses grises, confuses, des maisons d’habitation ; ensuite les grands édifices, signalés dans notre histoire ; les églises surnagèrent quelques instans, demeurées seules avec leurs clochers ; elles plongèrent à leur tour dans le lac d’ombre. Quelques clartés s’allumèrent, bientôt multipliées à l’infini ; des myriades de feux emplirent les fonds de cet abîme, dessinant des constellations étranges, rejoignant à l’horizon celles de la voûte céleste. On eût dit d’un firmament renversé, continuant l’autre, avec une plus grande richesse d’étoiles. Étoiles de joie, étoiles de peine ; l’effroi venait au cœur à la pensée que chacune d’elles décelait le drame d’une existence humaine, si petite dans le tas commun, tragique et remplissant le monde pour celui qui la subit sans la comprendre. Le regard errait des astres d’en haut à ceux d’en bas, ceux-là plus mystérieux, ceux-ci plus attachans, car nous devinons ce que chacun d’eux éclaire. Et les uns comme les autres, en haut, en bas, accomplissaient la même tâche, le travail éternel de tous les êtres, qui est de continuer la vie. — Pourquoi cet épouvantable effort sur tout le pourtour de cette sphère ? Se peut-il concevoir comme l’opération purement réflexe d’un univers maniaque ? — Pour quelque chose et par quelqu’un.

Soudain, deux barres lumineuses s’abattirent sur la terre. C’étaient les grands faisceaux partis des projecteurs qui roulaient au-dessus de ma tête : ces rayons dont nous apercevons chaque soir quelque fragment, jouant devant nos fenêtres, dans notre petit coin de ciel, comme les lueurs d’une foudre domestiquée. Vus de leur source, les deux bras de lumière semblaient tâtonner dans la nuit, avec des mouvemens saccadés, ataxiques, avec des frissons de fièvre qui les dilataient en éventail ou les resserraient en pinceau ; on eût juré qu’ils cherchaient sans direction quelque chose perdue, qu’ils s’efforçaient d’étreindre dans l’espace un objet insaisissable. Ils fouillaient Paris au hasard. Par momens leurs