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C’est qu’il y a des limites à l’audace de la spéculation philosophique ; et, sans parler de celles que nous devrions trouver dans l’absolue certitude où nous sommes de ne jamais résoudre l’énigme du monde, on en trouve d’autres et de plus prochaines dans la nécessité de l’institution sociale pour assurer la perpétuité de l’espèce et l’avenir de l’humanité. Nous n’avons pas le droit de croire, par exemple, « que la théorie du bien et du mal n’ait d’autre sens que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles, quelquefois puériles. » Car, d’abord, ce sophisme, nous ne pouvons pas le démontrer, ni seulement le soutenir, sans appeler à notre aide et faire intervenir dans nos raisonnemens des hypothèses métaphysiques, sur la nature de l’homme ou sur l’inexistence de Dieu, — lesquelles, par définition, échappent aux prises de la certitude. Mais, si nous le démontrions, nous n’aurions rien prouvé que la souplesse de notre intelligence et la subtilité de notre dialectique, puisque « la société ne peut pas se passer de la théorie du bien et du mal, » et que nous ne savons pas, que nous ne pouvons pas imaginer seulement ce que c’est que l’homme en dehors de la société. Avant tout et par-dessus tout, depuis six mille ans que nous nous connaissons, — et même beaucoup moins, — quelque supposition qu’il nous plaise d’adopter sur nos origines animales, avant d’être faits pour penser, avant de l’être pour rêver, avant presque de l’être pour vivre, nous sommes faits, l’homme est fait pour vivre en société. La conséquence n’est-elle pas bien claire ? Toutes les fois qu’une doctrine aboutira par voie de conséquence logique à mettre en question les principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n’en faites pas de doute ; et l’erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité du mal même qu’elle sera capable de causer à la société. Ni la physique, ni la chimie, ni la physiologie ne peuvent rien là-contre ; encore bien moins l’histoire naturelle ou l’anthropologie, qui ne sont pas des sciences, qui aspirent seulement à l’être, qui ne sont en attendant que des recueils de faits auxquels peut-être dans cinq cents ans on s’étonnera que nous ayons pu croire. Mais dans cinq cents ans, et dans mille ans, et dans dix mille ans, la société existera toujours, — ou bien c’est que l’espèce humaine aura disparu de la surface du globe.

Là, peut-être, depuis cent ans, est la grande erreur du siècle. En tout et partout, dans la morale, comme dans la science, et comme dans l’art, on a prétendu ramener l’homme à la nature, l’y mêler ou l’y confondre, sans faire attention qu’en art, comme en science, et comme en morale, il n’est homme qu’autant qu’il se distingue, qu’il se sépare, et qu’il s’excepte de la nature. En voulez-vous la preuve ? Il est naturel que la loi du plus fort ou du plus habile règne souverainement dans le monde animal ; — mais, précisément, cela n’est pas humain. Il est naturel que le chacal ou l’hyène, que l’aigle ou le vautour, pressés de la faim,