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M. Jules Ferry, en se disant conservateur, n’ose pas aller jusqu’au bout ; les conservateurs, en signalant un mal évident, n’osent pas se placer dans la République, l’accepter hardiment comme un terrain commun. Il faut cependant sortir de là. Cette équivoque même a sa moralité, elle est un signe du temps. Évidemment, si M. Jules Ferry parle de la paix sociale et religieuse, c’est qu’il sent qu’elle est dans les instincts, dans les vœux du pays ; si les conservateurs, en retraçant une situation compromise, évitent de proposer un changement de régime, qui serait une révolution, c’est qu’ils sentent qu’ils ne le peuvent pas, qu’ils risqueraient d’effaroucher l’opinion. Et c’est là tout simplement, en effet, l’état du pays. La France éprouvée et déçue tient certainement à être mieux gouvernée, elle n’appelle pas une révolution nouvelle. Tout ce qu’elle demande, c’est qu’on lui parle un peu moins de ses institutions et qu’on les pratique plus fidèlement, qu’on lui donne enfin une politique qui lui assure, avec la paix morale, une vie tranquille, libérale et respectée.

Si le monde européen se laissait aller trop aisément à l’attrait des fétes que l’Exposition française lui offre et à l’oubli des orages toujours menaçans, il serait bien vite ramené au sentiment de la réalité. Une fois de plus, dans ces dernières semaines, il a été suffisamment averti que la paix est fragile, que la sécurité ne peut être de longue durée, qu’il y a de tous côtés des points noirs. À peine a-t-il paru montrer quelque confiance et compter au moins sur un été paisible, voilà les paniques et les campagnes de suspicions qui recommencent, voilà les incidens qui se pressent et, prennent des proportions démesurées. Pendant quelques jours l’Europe a été remplie de polémiques et de correspondances qu’on aurait pu croire concertées pour propager l’inquiétude et laisser pressentir des événemens prochains. Tantôt, c’est à propos des éternels armemens russes sur la frontière occidentale, ou du toast de l’empereur Alexandre III proclamant le petit prince de Monténégro le seul ami sincère et fidèle de la Russie ; tantôt, c’est à propos de ce qui se passe ou peut se préparer dans les Balkans, en Serbie, en Bulgarie, dans la Bosnie ou l’Herzégovine ou même dans l’île de Crète. Un autre jour, c’est à l’occasion de la querelle que l’Allemagne fait à la Suisse pour venger la mésaventure d’un agent de police maladroit ou trop zélé. Tout sert de prétexte aux commentaires passionnés, aux polémiques irritantes, aux conjectures pessimistes. Le fait est que, à part l’incident suisse qui a sa gravité, la situation de l’Europe reste certainement aussi obscure que précaire, mais qu’il n’y a pour le moment rien de nouveau, rien de plus menaçant aujourd’hui qu’hier. Il y a toujours sans doute et de plus en plus ces armemens effrénés qui ne cessent de se multiplier partout, en Angleterre comme en Italie, en Allemagne comme en France ou en Russie, pour lesquels l’Autriche demande encore à l’heure qu’il est des crédits à ses délégations, mais ce n’est pas précisément