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reprendre l’Alsace, plus de trois siècles à lui arracher Metz, et qu’il n’en faudra peut-être pas autant à la France pour rentrer dans ce qui fut son bien.

Interrogez le grossier successeur de Louis XIV et de Napoléon, le suffrage universel ; hésitant et divisé sur presque tout le reste, il est unanime dans sa répulsion pour la guerre. C’est le moins belliqueux de tous les souverains. A côté de lui, Louis-Philippe était un coureur d’aventures. Il n’a pas encore pardonné le Tonkin à M. Jules Ferry. Ses courtisans le savent, et tous, autour de lui, font assaut de sentimens pacifiques : gauche et droite renchérissent l’une sur l’autre, lui faisant mêmes promesses. De la Meuse à la Garonne, les programmes électoraux sont un hymne à la Paix. Il faut les souvenirs de l’invasion et les fanfares de la triple alliance pour décider le Français à supporter les charges militaires. S’il en veut à l’Allemagne, c’est surtout de ce qu’en s’installant à Metz et à Strasbourg, l’Allemand l’a condamné à monter éternellement la garde sur les Vosges.

Et le général Boulanger, qu’en faites-vous ? nous crient nos voisins. — A Rome comme à Berlin, on est enclin à prendre les succès du général pour une manifestation belliqueuse. N’est-ce pas, semble-t-il, l’explication la plus simple, peut-être même la plus honorable pour la France ? Elle n’en est pas moins erronée. Il y a bien des ingrédiens dans cette mixture hétéroclite qu’on appelle le boulangisme ; il y a de la fatigue, du dégoût, du mécontentement ; il y a un désir d’autorité, avec la défiance des autorités traditionnelles ; il y a le vieil instinct monarchique avec des préjugés antimonarchiques ; il y a le goût des démocraties pour les personnalités bruyantes, le besoin des peuples de s’incarner dans un homme, le plaisir des foules à s’ériger des idoles qu’elles brisent ensuite, l’éternelle anthropolâtrie des masses qui, faute de dieux à adorer, s’en font à leur imago ; il y a de tout dans ce mélange, mais s’il y entre quelque grain de chauvinisme ou d’ardeur guerrière, c’est à dose infinitésimale. L’Europe commence à le croire : les électeurs du général Boulanger sont pour la paix. Son panache rassure les bonnes gens ; ils y voient volontiers le paratonnerre de la guerre. Les masses ont des naïvetés colossales. Pour nombre d’ouvriers ou de paysans, Boulanger impose à Bismarck ; le général est le seul homme capable de tenir en respect le chancelier. Avec lui, la Prusse n’osera pas bouger ; avec les autres on se sent moins en sûreté. Ce n’est pas qu’ils soient d’humeur batailleuse. Conservateurs, opportunistes, radicaux, ils sont tous pacifiques, par situation, autant que par goût et par conviction. Ce ne sont point des généraux avides de gloire à conquérir. Ils savent que pour d’autres fronts seraient les lauriers des batailles. Le seul homme qui eût osé jeter la France