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l’Apennin n’est pour rien dans la triple alliance ; il n’en est que l’innocente victime. Qu’il souffre, puisque ses maîtres le veulent ! Nous n’avons même plus le droit de le plaindre, nous qu’on lui désigne comme ses ennemis. Que l’Italie s’affaiblisse, qu’elle s’appauvrisse, le patriotisme nous commande de nous en consoler, puisque, ce qu’elle a de forces et de richesses, elle l’a engagé à nos ennemis !

Hélas ! il a bien fallu nous faire, malgré nous, à l’idée d’une lutte fratricide avec cette Italie affranchie par nos armes. Il est dur, pour un pays placé en face d’un adversaire implacable, de penser que, au moment de croiser les épées, il risque d’être attaqué dans les jambes par un voisin qu’il s’était habitué à regarder comme un ami. Pour sérieuse que soit pareille éventualité, la France n’a pas lieu de perdre courage. Elle doit envisager virilement la possibilité d’un double assaut, et se tenir prête à le repousser sans forfanterie, comme sans couardise. Après tout, ce ne serait pas la première fois que la France ferait front à l’ennemi sur les Vosges et les Alpes à la fois. Ce qu’elle a fait en d’autres temps, elle peut le recommencer. Elle possède en hommes et en matériel des ressources infiniment supérieures à celles de Louis XIV et de Napoléon. Si l’ennemi est plus redoutable, une diversion de l’Italie sur notre flanc droit n’aurait pas, pour nous, toute la gravité qu’imaginent nos adversaires. Ce n’est pas que nous fassions fi des Italiens ; ce serait une sottise et une injustice. Ils ont une armée et une flotte ; leurs officiers ont un vif sentiment de l’honneur militaire ; leurs soldats sont disciplinés, sobres, patiens, agiles, plus résistans à la fatigue et aux privations que ne le suppose l’étranger. J’inclinerais à croire que le grand état-major allemand ne fait pas de l’armée alliée tout le cas qu’elle mérite. Il la juge trop avec le pédantisme tudesque. Quant à nous, que nos voisins nous pardonnent, si nous les estimons assez pour prendre quelques précautions contre eux sur les cols ou dans les gorges de la montagne.

Quelle que soit la valeur de ses soldats, nous aurions, dans une guerre contre l’Italie un allié qui ne manquerait pas à l’appel ; la nature. Il y a encore des Alpes, et si les Alpes sont un rempart, c’est surtout de notre côté. Jamais, depuis qu’il y a une France, invasion par la Provence ou le Dauphiné n’a réussi. Un écrivain militaire allemand calculait récemment que, en cas de guerre, les Italiens immobiliseraient un tiers des forces de la France[1]. Je n’engagerais pas l’état-major de Berlin à s’y fier. Deux corps d’armée suffiraient à arrêter les Italiens, au moins pendant les premières semaines. Nos ennemis auraient à compter avec les difficultés

  1. Voyez la Deutsche Rundschau, juin 1889.