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dans la baie d’Adulis, sur laquelle nous aurions pu faire valoir des droits antérieurs aux siens ? A l’heure où la presse italienne, avec la bienveillance qu’elle nous témoigne parfois, nous accusait de favoriser le débarquement des cosaques d’Achinof, nos vaisseaux étaient en train de bombarder les soi-disant cosaques libres ; et cela au risque de froisser nos amis de Moscou. Nous serions curieux de voir nos voisins, qui nous soupçonnent de faire le jeu de la politique russe, montrer autant d’indépendance vis-à-vis des Allemands.

Les Italiens ont toujours à la bouche la liberté de la Méditerranée. La Méditerranée libre, nous la voulons comme eux, pour ne pas dire plus qu’eux, car nous ne pensons pas qu’il faille en livrer les deux portes aux Anglais. Nous tenons à la liberté de la navigation, et nous avons cherché à l’assurer, sans le concours de l’Italie, dans les négociations pour la neutralité du canal de Suez. Nous n’avons pas l’ignorance de regarder la Méditerranée comme un lac, nous qui l’avons réunie à la mer Rouge ; mais nous nous étonnons de voir des riverains appeler ou fortifier, sur cette mer latino-hellénique, des peuples que la nature semblait en écarter. A Rome, il semble qu’on croie servir la liberté de la Méditerranée en aidant les Anglais à s’installer à demeure en Égypte, ou en ouvrant aux influences allemandes l’Asie-Mineure ou le Maroc. Quant à l’Adriatique, l’ancien lac vénitien, est-ce notre faute si l’ascendant de l’Italie y est en déclin ?

Sur mer comme sur terre, la politique italienne s’est fait un horizon bien étroit ; elle n’est pas aveugle, elle est myope. Sa vue ne perce ni l’espace ni le temps ; le lointain et l’avenir lui échappent. Elle aperçoit la paille dans les yeux de la France et ne distingue pas la poutre dans l’œil de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne, aspirant l’une à la suprématie de l’Europe, l’autre à la domination des mers. S’il est une chose manifeste cependant, à qui sait voir de loin et de haut, c’est qu’Italie et France ont les mêmes intérêts essentiels.

Ni France ni Italie ne peuvent rêver un primato continental ou maritime ; si grand que soit leur passé, la lutte pour l’hégémonie est entre d’autres. Quel est leur intérêt suprême à toutes deux ? L’indépendance des peuples, la liberté, partant l’équilibre de l’Europe. Devant ce grand objet, combien mesquines paraissent toutes les dissidences ou les jalousies ! L’Italie a-t-elle déçu les espérances que notre affection avait mises sur elle, c’est qu’elle a temporairement méconnu sa mission européenne et son intérêt national. Qu’un Dieu la ramène au juste sens de ses propres intérêts, c’est la seule prière que je fasse pour elle.