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d’un Boileau ! » Ces colères juvéniles, d’ailleurs, lui passèrent vite. Quoi qu’en pense M. Sidney Colvin, si le romantisme anglais n’avait jamais eu d’autre théoricien que Keats, si Wordsworth n’avait pas écrit ses graves et fameuses préfaces, ni Coleridge sa Biographie litteraria, la cause de la réforme poétique eût été bien compromise Au fond, Keats tenait peu aux théories. Il n’a jamais eu l’ardeur du prosélyte ni le feu de l’apôtre. Il fut, et, s’il avait vécu, il serait probablement resté un poète avant tout personnel, peu soucieux des liens de coterie et d’école, profondément dédaigneux des suffrages du grand public, et ne reconnaissant d’autre juge de son orgueilleuse imagination que sa propre croyance intime dans la beauté absolue.

Vers le même temps où il se liait avec Hunt, Keats rencontrait un autre personnage fort original, grand homme en son temps, à qui l’avenir ne devait pas réserver la gloire qu’il a attendue toute sa vie avec une imperturbable confiance. C’était le peintre Haydon, nature enthousiaste, exubérante et passionnée, qui se croyait destiné à être le plus grand peintre de l’Angleterre et qui devait finir, après une vie orageuse, par se tuer misérablement en 1846. Rien n’est plus curieux que son journal et que ses lettres où abondent les renseignemens (parfois contestables) sur Keats, et qui se font remarquer par une sorte d’exaltation mystique. Il lui arrivait, un soir, de s’asseoir devant son pupitre et d’écrire à son ami : « Mon cher Keats, considérez cette lettre comme secrète et comme sainte. — Souvent je me suis assis près de mon feu après un jour d’effort, comme le crépuscule tombait et qu’un voile de gaze semblait obscurcir toute chose, et j’ai rêvé sur ce que j’avais fait et sur ce que je ferais encore, dans une ardeur brûlante, jusqu’au moment où, rempli de délire, je voyais les faces des morts puissans envahir ma chambre, et je tombais à genoux et priais le grand Esprit que je lusse digne d’accompagner ces êtres immortels dans leurs gloires immortelles ; et alors j’ai vu chacun d’eux sourire en passant au-dessus de moi et agiter la main en signe d’encouragement. » Le culte des grands hommes était l’un des articles de foi du petit cénacle dont faisaient partie Haydon et Keats. Malheureusement pour Haydon, ses visions l’ont trompé : car, si l’on excepte un joli tableau de genre qui est à la National Gallery, il n’a produit que d’honnêtes tableaux historiques, où l’on trouve de tout, sauf du génie[1]. Son meilleur titre est d’avoir révélé au public anglais la

  1. Il en est un qui représente l’entrée du Christ à Jérusalem et où Haydon a figuré la plupart des écrivains notables de son temps, dont Keats. La reproduction de ce tableau, qui est aujourd’hui en Amérique, serait très désirable.