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enfin par une sorte de faculté qu’ils ont de communiquer du plaisir et de la gaîté à tous ceux qu’ils rencontrent… Il n’y a qu’un moyen pour moi. Mon chemin est tout tracé à travers l’application, l’étude, la pensée. Je le suivrai, et, dans ce but, je me propose de faire une retraite de quelques années. J’ai balancé pendant quelque temps entre un sens raffiné du plaisir esthétique et l’amour de la philosophie ; si j’étais fait pour l’un, j’en serais heureux ; mais, comme je ne le suis pas, je tournerai mon âme vers l’autre. » Le 3 mai de la même année 1818, il écrit à son ami Reynolds une admirable lettre, pleine de la plus haute philosophie, et qui témoigne, en outre, d’une vue très claire de sa propre vie morale. Il va, dit-il, se remettre à l’étude. Il a compris qu’aucun savoir n’est ennemi de la poésie. C’est pourquoi il va refaire de la médecine. Il n’est plus à l’âge des penchans et des répugnances irraisonnés, qui ne sont au fond que des puérilités. Un vrai poète doit tout comprendre, tout aimer, notamment la science ; car « elle guérit de la fièvre et nous aide, en élargissant notre horizon, à alléger le fardeau du grand mystère. » Vers ce temps, il comprend Hamlet pour la première fois ; il goûte Milton et même Wordsworth ; mais il reproche encore à ce dernier une philosophie trop abstraite, trop peu humaine. Il commence à avoir un vrai sentiment de la peinture ; il goûte Raphaël et s’éprend des primitifs italiens. Sa conception de la vie en est élargie : « Je compare, écrit-il, la vie humaine à une grande demeure contenant beaucoup de chambres, dont je ne puis vous décrire que deux, les portes des autres étant encore fermées pour moi. La première dans laquelle nous pénétrons est la chambre de l’enfance,.. où nous restons aussi longtemps que nous ne pensons pas. Nous y demeurons longtemps, et, quoique les portes de la deuxième chambre restent grandes ouvertes, laissant passer une vive lumière, nous ne nous soucions pas de nous avancer vers elles ; à la fin seulement nous y sommes graduellement attirés par l’éveil du principe pensant en nous. Nous n’entrons pas plus tôt dans la deuxième chambre, que j’appellerai la chambre de la pensée vierge, que nous sommes grisés par la lumière et par l’atmosphère. Nous ne voyons qu’agréables merveilles et songeons à nous arrêter là pour jamais, dans le plaisir. Cependant, parmi les effets que produit cet air que nous respirons, il en est un terrible : notre regard aiguisé pénètre dans le cœur et dans la nature de l’homme ; nos nerfs sentent que le monde est plein de misère et de désespoir, de douleur, de maladie et d’oppression ; par là cette chambre de la pensée vierge s’obscurcit peu à peu, et en même temps, de tous côtés, beaucoup de portes s’ouvrent ; mais elles sont toutes dans la nuit et ne conduisent