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dont l’avènement marquerait le triomphe du bien, l’auteur d’Hypérion se réfugiait complaisamment par la pensée dans la Grèce disparue. L’idéal que Shelley cherchait dans l’avenir, il le retrouvait dans le passée S’il a entrevu « une vie plus noble » où il rencontrerait « les agonies et la lutte des cœurs humains, » ç’a été en dehors et à côté de toute idée chrétienne. A Winchester, il s’amusait à se promener dans la cathédrale pendant le service, pour lire, aux sons de l’orgue, les lettres d’amour de Fanny. Un soir qu’il entendait le son des cloches, il écrivait : « Je sentirais le froid de la tombe, si je ne savais qu’elles se meurent comme une lampe qui s’éteint : que c’est là leur soupir et leur plainte avant qu’elles s’en aillent dans l’oubli, que des fleurs fraîches pousseront, avec beaucoup de gloires qui auront l’empreinte de l’immortalité. » Les cérémonies religieuses l’agaçaient et le révoltaient : il ne pouvait souffrir « le son horrible d’un sermon. » L’ensemble de ses vers, en un mot, joint au témoignage de sa vie, prouve qu’il a été le plus païen des poètes de ce siècle. C’est à la fois sa faiblesse et sa grandeur : sa faiblesse, parce qu’il n’a eu qu’une vue incomplète de la vie morale ; sa grandeur, parce que cette religion de l’art, qui lui a suffi, si elle n’est pas tout au monde, est du moins l’un des plus nobles sentimens qu’il y ait.

Il me reste à (Vire quelques mots des derniers temps de sa vie.

Les premiers mois de l’année 1819 avaient été pour Keats les derniers jours de travail et de calme relatif : soit à Londres, soit à l’île de Wight, où il accompagna un ami malade, soit à Winchester, où il alla passer, loin de Fanny Brawne et d’impressions trop ardentes, quelques semaines fécondes, il avait beaucoup écrit et fait de grands projets pour l’avenir. De cette période sont quelques-unes de ses meilleures œuvres, Lamia, Hypérion et une belle Ode à l’automne. Sentant le besoin de s’assurer un revenu (la pauvreté était le grand obstacle à son ménage), il songeait à s’installer définitivement à Londres, pour y écrire dans les journaux et les revues. La maladie devait couper court à tous ces plans. Dès la fin de 1819, les amis de Keats remarquèrent un changement en lui : il devenait triste, inquiet, las. Quand son frère vint d’Amérique, pour le voir, en janvier 1820, il le trouva morose et renfermé. Nul doute que Keats ne fût assombri par l’impossibilité de son mariage prochain avec Fanny. Mais il l’était aussi par la maladie, qui couvait en lui, et qui éclata brusquement en février. Une nuit, il rentra frissonnant et se coucha. « Avant de se mettre la tête sur l’oreiller, nous dit son ami Brown, il toussa légèrement et je l’entendis dire : « Voici du sang de ma bouche. » J’allai vers lui : il examinait une goutte de sang tombée sur le drap. « Apporte-moi la