Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/461

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les entrechats et les gambades avec ces féeries étranges, que l’auteur de Caliban appelait si bien « des batailles de l’idée pure ? » Derrière les fantaisies, les bizarreries, les obscurités même de la Tempête, on entrevoit du moins l’éternelle antithèse du bien et du mal, de la laideur et de la beauté ; on sent chez le poète la croyance, la fortifiante conviction que cette beauté, que cette bonté triompheront un jour et que leur règne arrivera. Si, comme on le dit, la Tempête est le dernier drame de Shakspeare et l’adieu à son génie, c’est un adieu plein de douceur et d’espérance ; c’est, après une longue et douloureuse mêlée avec les réalités humaines, le repos et la consolation cherchés dans les fictions surnaturelles et les rêves divins.

Il n’y avait pas là de pirouettes ; mais on en a mis partout. M. Jules Barbier, relisant un jour la Tempête, aura trouvé que les noms d’Ariel et de Miranda ne manquaient pas d’une grâce ailée, presque dansante ; que Caliban était tout indiqué pour figurer le sauvage traditionnel (voir l’Orion de Sylvia), qui prend la taille aux danseuses effarouchées, et qui s’enivre ; que Ferdinand, prince de Naples, ferait un rôle à souhait pour un joli petit monsieur frisé qui pivoterait sur des jambes grises et mettrait de temps en temps la main sur son cœur. Prospero d’ailleurs ne dit-il pas quelque part à quelqu’un : « Cette sorcière, dans l’accès d’une rage implacable, t’enferma dans l’intérieur d’un pin, entre les étroites cloisons duquel tu restas cruellement emprisonné pendant douze années. » Voilà un motif chorégraphique qui s’imposait. — En voici un autre non moins intéressant : « Les farfadets, dit encore Prospero à Caliban, s’exerceront sur toi. Tu seras criblé de piqûres aussi serrées que les cellules d’un rayon de miel, et plus cuisantes que si elles étaient faites par les aiguillons des abeilles. » Et nous avons vu tout cela ! Nous avons vu Caliban livré aux voltigeantes abeilles qui, de leurs flèches d’or, ont criblé son échine de monstre ; nous l’avons vu ensuite enfermé dans le tronc d’un arbre. Nous avons vu d’autres belles choses encore : d’abord, en plein ciel, un blanc fantôme de femme, pareil à celui de la mère de Max dans le Freischütz. C’est la défunte mère de Miranda qui prie les anges de veiller sur sa fille. Puis le décor change et représente une plage fleurie au bord d’un golfe bleu. Là s’ébattent des libellules, en coquetterie avec Caliban. Une barque paraît, d’où descend un pêcheur napolitain, portant dans ses bras la petite Miranda, qu’il abandonne au pied d’un aloès. Ariel l’élève et la recueille dans une grotte d’azur, où l’enfant devient la souple et spirituelle Mlle Mauri, aux pieds plus légers qu’Achille. Un jour, Miranda, apercevant un navire, manifeste un désir irrésistible de voir ce navire se briser. Ariel aussitôt déchaîne la tempête et le vaisseau fait naufrage. Parvenu sain et sauf au rivage, le jeune Ferdinand s’éprend de Miranda, qui s’éprend de lui. On voit alors Ferdinand