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prophète, d’un bout à l’autre, ne s’occupe que de ce qui s’y passe ; rien n’indique qu’il ait connu l’exil. Beaucoup s’y sont résignés, sans doute pour échapper à la persécution et à la domination des infidèles ; ce sont eux dont le poète célèbre le retour à l’heure de l’affranchissement ; mais c’est là toute autre chose que la déportation brutale du temps de Nabuchodonosor. Celui-ci n’est jamais nommé.

Je prie d’ailleurs mes lecteurs de considérer quel embarras on éprouve, lorsqu’on rapportant la prophétie, je ne dis pas au VIIIe siècle, mais même au Vie on cherche à déterminer à quelle époque précisément on a pu l’écrire. Est-ce avant l’invasion des Babyloniens ? Mais alors le prophète aurait donc réellement prophétisé l’avenir, au sens où on entend aujourd’hui ce mot ; il aurait prédit ce qu’il était impossible de prévoir ; c’est-à-dire qu’on se place en plein surnaturel, en dehors par conséquent de toute critique. Est-ce après le retour des Juifs au temps de Cyrus ? Mais alors l’écrivain, quand il développe les calamités passées, remonterait donc à trois quarts de siècle, à des temps que lui-même avait pu voir à peine, quelque vieux qu’il fût, et que n’avaient pas vus la plupart de ceux pour lesquels il écrivait. Est-ce enfin pendant la captivité ? Mais outre qu’on n’aperçoit dans le livre aucune trace des sentimens que cette situation intermédiaire devait faire naître, on se retrouverait encore en face du surnaturel, puisqu’on ne comprendrait pas comment on a pu annoncer à l’avance la victoire de Cyrus et la destruction de l’empire de Babylone. J’ajoute que le rétablissement des exilés dans leur pays n’a rien eu du caractère triomphant que marquent les effusions du poète. Non-seulement ils n’ont fait alors qu’échanger la domination des Babyloniens contre celle des Perses, et ils étaient bien loin de pouvoir dire qu’ils n’avaient plus de maître que Jéhova, mais on voit par le livre d’Esdras que, pendant plus d’un siècle, ils n’ont eu qu’une existence très difficile et très précaire. Tous ces embarras, — disons nettement toutes ces impossibilités, — disparaissent quand on place le prétendu Isaïe au IIe siècle. Alors, entre une situation désespérée sous les violences furieuses d’Antiochus, et l’affranchissement définitif de la nation juive par Simon, il n’y a eu que vingt-cinq ans d’intervalle, et ces vingt-cinq ans ont été coupés par toute sorte de péripéties, qui réveillaient à chaque instant ou les plus vives craintes ou les plus belles espérances. L’écrivain a donc pu tout voir, tout sentir, et entonner tour à tour des chants de deuil ou de victoire.

Ou a vu enfin que tous les événemens du IIe siècle ont laissé leur empreinte dans le Premier Isaïe, et que si, parmi ces événemens, il en est qui se sont reproduits plusieurs fois dans l’histoire