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doute, résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile. L’absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu’il lisait, qu’il méditait, qu’il priait, ou qu’il contemplait. Son approche idéale était précédée par un bruit léger, tel que celui d’une étoffe qu’une femme froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que n’offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité puissante. Elle venait sous diverses apparences ; tantôt pensive, le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue, comme au banquet d’Alexandrie, d’une robe couleur de mauve, semée de fleurs d’argent ; tantôt voluptueuse, dans le nuage de ses voiles légers et baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes ; tantôt pieuse et rayonnant, sous la bure, d’une joie céleste ; tantôt tragique, les yeux nageant dans l’horreur de la mort et montrant sa poitrine nue, parée du sang de son cœur ouvert. Ce qui l’inquiétait le plus dans ces visions, c’était que des couronnes, des tuniques, des voiles, qu’il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir ; il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et il s’écriait :

— Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi !

Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n’en éprouvait que plus d’inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.

— Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils, c’était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse de ce que j’ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus ; mon Sauveur, sauve-moi. Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que n’a point accompli le corps. Quand j’ai triomphé de la chair, ne souffre pas que l’ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé présentement à des dangers plus grands que ceux que je courus jamais. J’éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité. Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu’il est lui-même une réalité supérieure ? Il est l’âme des choses. Platon lui-même, bien qu’il ne fût qu’un idolâtre, a reconnu l’existence propre des idées. Dans ce banquet des démons où tu m’as accompagné. Seigneur, j’ai entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point certes dénués d’intelligence, s’accorder à reconnaître que nous percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l’extase des objets véritables ; et ton Écriture , mon Dieu, atteste maintes fois la vertu des songes et la force des