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tout le monde est dans les rues ; ils seront sérieux, graves, au milieu de l’allégresse générale, et l’on ne manquera pas de dire qu’ils s’affligent du bonheur commun, que ce sont des mécontens, des factieux, des rebelles, et qu’on a bien eu raison de les appeler « des ennemis du genre humain ! » Ainsi vont s’accréditer dans la foule les accusations calomnieuses dont ils ont été tant de fois victimes ; mais c’est un danger qui touche peu Tertullien. Au contraire, il ne lui déplaît pas d’être calomnié ; il s’en réjouit, il en triomphe, il se pare de ces reproches qu’on adresse à ses doctrines comme d’un hommage qu’on est forcé de leur rendre : « O calomnie, dit-il, sœur du martyre, qui prouves et attestes que je suis chrétien, ce que tu dis contre moi est à ma louange ! » Il est dans la nature de cet esprit fougueux d’aimer à contredire et à choquer ses adversaires. Il travaille de ses mains à creuser le fossé profond qui sépare l’église de l’empire ; il les montre autant qu’il peut inconciliables et irréconciliables. Il s’en prend de préférence aux plus vieilles opinions, aux maximes les plus respectées. Dans une société qui honore avant tout le mariage, qui a longtemps regardé les lois Juliennes et les peines rigoureuses prononcées contre les célibataires comme la sauvegarde de l’état, il condamne sans pitié les secondes noces et ne permet les premières que de fort mauvaise grâce. S’il a peine à pardonner à ceux qui ont une femme, il félicite ouvertement ceux qui n’ont pas d’enfans : « Il y a des serviteurs de Dieu, dit-il, auxquels il semble que des enfans soient nécessaires, comme s’ils n’avaient pas assez de veiller à leur propre salut. Pourquoi le Seigneur a-t-il dit : « Malheur au sein qui a conçu et aux mamelles qui ont nourri ? » C’est qu’au jour du jugement les enfans seront un grand embarras ; » et il lui semble que ceux qui n’en ont pas seront bien plus tôt prêts à répondre à la trompette de l’ange. Que devaient dire, en entendant ces étranges paroles, des gens accoutumés à accabler les célibataires de reproches, à regarder comme un malheur et une honte de ne pas laisser d’héritier de leur nom et de mourir les derniers de leur famille ? Ils n’étaient guère moins choqués de la façon dont Tertullien s’exprime au sujet des fonctionnaires publics. Un Romain regardait comme une obligation sacrée de servir l’état ; il croyait lui devoir toute sa vie et toutes ses forces, et l’on admirait beaucoup le vieux Caton d’avoir dit « que le bon citoyen est comptable à la république de ses loisirs comme de ses travaux. » Chez un peuple qui a toujours affiché le respect superstitieux des anciennes maximes, même quand il ne les pratiquait plus, que devait-on penser d’une doctrine où l’on faisait naître des scrupules aux gens d’être magistrats, fonctionnaires et soldats, et où l’un des chefs de la secte