Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/674

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’injustice est grande de ne penser qu’à ce que les hommes de 89 n’ont pas su faire et d’oublier ce qu’ils ont fait. Ils avaient une société à démolir et une autre à bâtir. Les maçons ont mené leur travail à bonne fin ; mais il faut convenir que les couvreurs ont été moins heureux dans le leur. Nous avons cru bien souvent nous être enfin donné un gouvernement définitif, c’était une illusion, et par momens nous sommes tentés de préférer à notre maison bourgeoise telle chaumière misérable qui a le bonheur d’avoir un toit. La France, a dit quelqu’un, est une marmite qui cherche son couvercle depuis un siècle et ne réussit pas à le trouver. Ce n’est pas la faute de nos pères : ils ont rempli leur tâche, nous n’avons pas su comprendre la nôtre.

Los hommes de 89 avaient les qualités et les dons qui conviennent à des réformateurs ; mais à quelques exceptions près, ils n’avaient ni le tempérament, ni l’esprit politique ; c’était à nous de les avoir, et c’est en quoi nous avons failli. Le peu de vrais politiques qui se sont rencontrés parmi eux n’ont pu remplir leur destinée. Mirabeau, qui avait assurément la tête d’un homme d’état, n’a jamais exercé qu’une influence intermittente, et il lui était plus facile de se faire écouter que de se faire comprendre. Après lui, il faut citer Danton. Il offrira son alliance à la Gironde, et la Gironde n’en voudra pas. « Nul doute, dit avec raison M. Goumy, que cette alliance acceptée n’eût changé le cours et peut-être les destinées de la révolution. Mais Danton n’eut pas l’heur d’agréer aux Girondins, qui le repoussèrent dédaigneusement. Ils ne le trouvèrent pas assez pur, et il est certain qu’il ne l’était guère, surtout du sang de septembre. »

La marque commune des vrais politiques est le sentiment vif et prompt des situations, l’esprit de conduite, le souci des intérêts plus que des principes. Ils ont peu de goût pour les doctrines, ils haïssent les systèmes ; quelque décision qu’ils aient à prendre, ils consultent leur raison plus que leurs sentimens, et se fient à leur instinct encore plus qu’à leur raison. Au demeurant, ne se faisant aucune illusion sur les hommes, ils les regardent d’habitude comme des animaux compliqués, plus difficiles à apprivoiser et à gouverner que d’autres, et ils les traitent en conséquence, font au contraire, il convient aux réformateurs de se faire une haute idée de l’humanité et de ses destinées, d’être très ambitieux pour elle, et ils rougiraient d’employer la contrainte ou des moyens bas pour conduire une si noble espèce.

Les bourgeois qui ont préparé et fait la résolution étaient pour la plupart ce qu’on appelait alors des hommes sensibles, des hommes de foi, de désir et d’espérance. Intrépides raisonneurs, très amoureux d’abstractions, enclins à la rhétorique, ils pensaient que les